La Bosnie-Herzégovine à l’école suisse
Economie inclusive
Dans un pays où les différends ethniques et politiques continuent de scléroser les institutions, la Coopération suisse pilote et cofinance des dizaines de projets de modernisation. La Suisse distille son expérience organisationnelle pour que les administrations tendent vers l’autonomie

Pendant cette année anniversaire de nos 20 ans, «Le Temps» met l’accent sur sept causes emblématiques de nos valeurs. La cinquième portera sur «l’économie inclusive». Nous souhaitons vous faire découvrir des idées, des modèles et des personnalités qui, chacun à leur manière, développent une économie et une finance plus saines.
Du «greenwashing» pratiqué par certaines multinationales aux micro-initiatives développées par des individus, un vaste univers existe, que «Le Temps» explorera par petites touches au fil du mois qui vient.
Ils s’appellent Ajla, Haris, Samra ou Emil. Ils ont la vingtaine, la trentaine tout au plus, et ont un point commun: ils sont au chômage et sans grande perspective d’en sortir. Dans cette pièce surchauffée de Banovici, une petite ville située dans le nord-est de la Bosnie-Herzégovine, ils sont une dizaine à être assis autour de la même table. Timides et attentifs, ils prennent des notes. Ils écoutent la souriante Adila, la responsable du Job Club organisé par le bureau de placement local.
Ils en sont à leur quatrième jour d’une formation qui durera trois semaines. Aujourd’hui, il y a un jeu de rôle: ils apprennent comment faire bonne impression, en deux minutes chrono, lors d’un premier contact téléphonique avec un employeur potentiel. Au programme des prochains jours figurent aussi la rédaction d’un CV, la préparation à un entretien d’embauche, des recommandations sur le dress code et des conseils personnalisés d’orientation et de réorientation professionnelle.
D’un point de vue helvétique, cela peut paraître basique. Mais ces formations n’existaient pas en Bosnie-Herzégovine. Elles sont le fruit de l’un des nombreux programmes lancés par la Direction du développement et de la coopération (DDC). Active dans le pays depuis la guerre et l’éclatement de la Yougoslavie, la Suisse l’assiste dans «sa transition vers une société démocratique et une économie de marché à caractère social, en encourageant des réformes politiques inclusives», résume la DDC.
Un tampon et c’est tout
«Depuis trop longtemps, les chômeurs n’ont plus confiance en ces bureaux de placement, déplore Venesa Omerhodzic, spécialiste du marché du travail au sein de Gopa, la société de conseil mandatée par la DDC. Ils s’y rendent seulement pour recevoir leur tampon et, ainsi, avoir droit à une assurance maladie de base.»
De l’humanitaire à la coopération
La Suisse est active en Bosnie-Herzégovine depuis 1992. D’abord pour l’aide d’urgence (humanitaire, reconstruction) puis, au sortir de la guerre, à partir de 1996, elle a peu à peu mis en place des programmes à plus long terme.
Aujourd’hui, plus de 40 projets sont simultanément menés partout dans ce pays de 3,5 millions d’habitants, dont quelque 20% vivent sous le seuil de pauvreté.
Entre 1996 et 2016, la Suisse a injecté 1 milliard de marks convertibles (600 millions de francs). Pour le prochain cycle, de 2017 à 2020, elle prévoit des financements à hauteur de 74 millions de francs.
Un début d’apprentissagePlus de la moitié de cette somme (55%) est dévolue à des projets qui concernent la gouvernance démocratique, les services publics municipaux et la justice. Environ 14 millions de francs servent à l’amélioration du système de santé et à l’accès aux soins. Et un peu plus de 17 millions doivent permettre à la Bosnie-Herzégovine de moderniser son économie et son marché du travail.
Parmi les objectifs qu’elle s’est fixés, la Coopération suisse veut voir éclore cinq incubateurs d’entreprises pouvons accueillir 84 start up. Elle a aussi pour ambition que 40 écoles professionnelles collaborent avec les entreprises pour offrir des apprentissages.
La Suisse s’occupe aussi des questions migratoires. Elle n’oublie pas que le pays compte une diaspora de près de 60 000 personnes. Ces ressortissants de Bosnie-Herzégovine envoient, selon les chiffres officiels, 74 millions de francs par an dans leur pays d’origine.
Pour faire simple, le programme baptisé «Youth Employment Programme» consiste à répliquer le modèle des offices régionaux de placement (ORP), mais à la sauce locale et axé sur les jeunes. Dans la région de Banovici, environ 60% d’entre eux sont sans emploi. C’est plus ou moins la moyenne nationale. Un mal endémique que la DDC tente de résorber. Et il y a urgence. Entre 2013 et 2016, près de 80 000 personnes ont quitté le pays pour trouver du travail et pour être mieux payé ailleurs – dans le privé, le salaire moyen plafonne ici à 300 euros par mois.
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A quelques kilomètres de Banovici, à Tuzla, la deuxième plus grande ville du pays après la capitale Sarajevo, un autre bureau de placement a été rénové et réformé. On est très fier des trois nouveaux guichets vitrés qui font face à l’entrée du bâtiment.
Plus de 3000 chômeurs par conseiller
L’administration et les procédures de travail ont été revues de fond en comble, certains employés ont été formés pour orienter les chercheurs d’emploi. D’autres ont été recrutés. Ici, c’est le bureau modèle. L’ambassadrice suisse en Bosnie-Herzégovine, Andrea Rauber Saxer, est même venue pour son inauguration.
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L’enjeu est important. Rien que dans ce bureau, 17 000 personnes sont enregistrées. Mais ici ne travaillent que cinq conseillers. «Nous mettons la priorité sur les jeunes et les nouveaux inscrits, précise la cheffe du bureau, Selma Delic. Mais nous invitons tout le monde à prendre rendez-vous avec un conseiller.» Le grand problème, poursuit-elle, c’est l’inadéquation entre les besoins réels des entreprises et les formations dispensées dans les écoles. «Nous leur faisons passer le message, elles l’entendent car notre réputation auprès d’elles s’est nettement améliorée. Mais elles ont des moyens limités.»
Au niveau national, 3000 des 7000 jeunes qui ont participé à ces Job Club ont trouvé un emploi depuis 2008. D’ici 2020, toutes activités confondues, il devrait y en avoir 4000 de plus. Du moins, c’est l’objectif que s’est fixé la DDC.
Remonter les échelons
Ce programme d’emploi pour les jeunes, Sead Dzafic n’en a pas entendu parler. La municipalité de Kalesija (30 000 habitants), dont il est le maire depuis 2016, bénéfice d’un autre programme piloté par la DDC et les Nations unies. Celui-ci est concentré sur la gouvernance des administrations publiques communales. Dans le pays, 18 communes se sont lancées dans une profonde réforme de leur fonctionnement.
Si elles parviennent à répondre aux standards et aux exigences qui leur sont demandées, elles peuvent bénéficier de fonds pour les aider à financer un projet, notamment dans les infrastructures. Tiré à quatre épingles, assis en bout de table dans une salle de conférences un peu pompeuse, Sead Dzafic explique qu’il fait partie de ces quelques maires indépendants qui ont été élus aux dernières municipales. Une tendance qui monte, qui donne un vrai espoir de changement aux citoyens, mais qui a aussi ses mauvais côtés. «N’étant pas affilié à un parti traditionnel, il m’est très difficile d’avoir accès aux étages supérieurs, dans les cantons, régions ou à l’échelle nationale», avoue-t-il.
La DDC, elle, commence à y parvenir. «Nous avons peu à peu acquis une bonne réputation et la légitimité nous permettant de nous faire entendre aux échelons régionaux ou nationaux», se félicite la directrice de la Coopération suisse en Bosnie-Herzégovine, Barbara Dätwyler Scheuer.
«On nous a ouvert les yeux»
Localement, à Kalesija, c’est la compagnie des eaux qui a profité d’un cofinancement suisse et local de 800 000 marks convertibles (environ 460 000 francs) pour installer un logiciel de monitoring du système de distribution, pour améliorer le réseau et pour construire un collecteur des eaux usées pour certains quartiers.
L’entreprise a un bâtiment flambant neuf qui détonne, dans la zone industrielle voisine. Son jeune directeur, Sabahudin Sakic, précise que ce sont les autorités locales qui leur ont payé ces nouveaux locaux. Assis à son bureau, il n’est pas peu fier de nous montrer comment il peut observer à distance le réseau de distribution. Et, par exemple, détecter les pertes dans les conduites. «Ce programme nous a avant tout ouvert les yeux sur la façon dont nous gérions nos installations jusqu’ici», salue-t-il. Peu à peu, par quartier, l’eau potable sera distribuée à tous, et sans interruption, assure Sabahudin Sakic.
Dans la même ville, un système d’incitation a également été lancé pour encourager les nombreuses sociétés actives dans l’industrie du bois et du métal à recruter du personnel. Concrètement, un financement de 45 000 francs permet d’alléger les charges sociales des employeurs pendant un an. A court terme, les responsables espèrent pouvoir créer 16 nouveaux emplois.
Un pessimisme latent
Si les discours sont pleins d’espoir, le langage des corps ne trompe pas. Le doute, accompagné d’un pessimisme latent, se fait sentir. «Les choses s’améliorent, bien sûr, mais les progrès sont lents, concède Almir Tanovic, le responsable du développement économique au sein de l’ambassade suisse à Sarajevo. Une majeure partie de la population constate encore trop de discrimination et de favoritisme.»
Les sources de désarroi sont multiples pour une population qui, après la guerre, ne pensait pas devoir attendre aussi longtemps pour véritablement se relever: des institutions sclérosées, une adhésion à l’UE qui semble plus lointaine, avec la montée du populisme dans plusieurs pays d’Europe de l’Est, des organisations politiques figées par les différends ethniques et partisans…
Les responsables de la DDC insistent d’ailleurs: la Coopération suisse doit rester très attentive à ces sensibilités. Ne pas, par exemple, donner l’impression de favoriser une région par rapport à une autre, dans un pays où les tensions entre Serbes, Croates et Bosniaques n’ont pas disparu après la guerre.
Tous dans les mines
Au Job Club de Banovici, l’Union européenne semble être une préoccupation très lointaine. Le premier enjeu, c’est de gagner sa vie. Ailleurs, pourquoi pas, assure le groupe de jeunes. Mais si c’est ici, c’est encore mieux.
Emil voudrait travailler dans l’armée, la police ou devenir agent de sécurité. Samra, elle, a déjà travaillé quatre ans dans un bureau de poste. Ajla est l’une des seules à parler anglais. Un ancien participant au Job Club est venu expliquer comment cette expérience lui a permis de trouver un travail de mécanicien auto… Ces semaines de formation sont un carrefour, et chacun a son propre parcours. Mais tous ces jeunes ont un autre point en commun: si c’est possible, ils voudraient tous travailler pour RMU, l’entreprise publique-privée qui exploite les mines de charbon des collines environnantes. Elle est bénéficiaire et a la réputation d’être un bon employeur.
Sur les 5200 travailleurs recensés dans la ville, RMU en emploie environ 3000. Elle vient de publier une bonne centaine d’offres d’emploi. Elle a reçu 2500 postulations.