Bras de fer entre Sicpa et les multinationales du tabac
Contrat
Dans sa lutte contre la contrebande, l’Union européenne va se doter d’un système pour assurer la traçabilité des cigarettes. L’entreprise suisse est favorite, au grand dam de l’industrie

Un consortium de quatre multinationales de tabac (Philip Morris, British American Tobacco, Imperial Tobacco Group et Japan Tobacco International), s’oppose à l’octroi d’un contrat important par l’Union européenne (UE) à Sicpa. Connue surtout comme l’un des grands fournisseurs mondiaux d’encre de haute qualité utilisée dans l’impression de billets de banque et de timbres-poste, l’entreprise lausannoise est aussi un leader en matière de sécurité et d’authentification «track and trace» de divers produits. C’est dans ce domaine précis qu’elle est donnée favorite pour assurer la traçabilité des cigarettes vendues en Europe. Sa technologie SicpaTrace est déjà opérationnelle dans une dizaine de pays. Les cigarettiers ont développé leur propre système Codentify et affirment qu’ils sont mieux placés pour assumer cette tâche du fait qu’ils maîtrisent toute la filière, de la production à la distribution.
Le point de départ: La contrebande de cigarettes est une pratique courante qui prive les Etats des milliards en droits d’assises. L’UE estime son manque à gagner à 10 milliards d’euros par an. Cette fraude préoccupe aussi l’Organisation mondiale de la santé, qui y voit un risque pour la santé et qui, par conséquent, a fait voter un Protocole pour éliminer le commerce illicite des produits de tabac en 2012 dans le cadre de sa lutte contre le tabagisme. Bruxelles s’en est inspirée et a introduit une nouvelle directive qui instaure un système européen d’identification et de sécurité pour détecter les produits illicites. Ce dispositif entrera en vigueur en 2019.
L’an dernier, l’UE a confié à un groupe de consultants la tâche de présélectionner les entreprises pouvant fournir la technologie pour cette fonction. Après avoir examiné divers systèmes concurrents, il a déposé un rapport préliminaire cet été. La SicpaTrace est donnée favorite. «Le développement de notre technologie a nécessité beaucoup d’investissements, déclare une porte-parole de l’entreprise au «Temps». Nous voulions être certains de pouvoir offrir un système qui corresponde aux besoins de nos clients.»
La contre-attaque de l’industrie du tabac n’a pas tardé. Celle-ci redoute que l’UE accorde un monopole qui aura une emprise sur toute l’industrie. Pour Thomas McCoy, directeur du Japan Tobacco International, il est normal que les Etats réglementent le tabac, car sa consommation est nuisible pour la santé. «Notre solution est mieux adaptée pour la lutte contre le trafic. Nous avons le devoir d’éviter que ne soit introduit un autre moyen de contrôle, moins performant, a-t-il déclaré le mois dernier lors de l’inauguration du nouveau siège du groupe à Genève.»
En attendant un deuxième rapport et le choix final en 2016, le bras de fer entre Sicpa et l’industrie du tabac se poursuit. «Il y a effectivement eu des critiques mal renseignées et peut-être malintentionnées émises par ceux qui redoutent la mise en place d’un système de contrôle unifié et efficace», explique une source proche du dossier. Les détracteurs de Sicpa, pour leur part, mettent en cause la crédibilité de l’entreprise suisse, mettant en avant le fait qu’elle avait été impliquée dans un scandale de pot-de-vin au Brésil. Quant à Sicpa, elle fait surtout remarquer que le protocole de l’OMS contient une clause selon laquelle le travail de traçabilité doit être assuré par une tierce partie indépendante de l’industrie du tabac. Cette clause n’a pas été implicitement reprise par la directive européenne. «Les multinationales profitent de cette ambiguïté pour préserver leurs intérêts», explique cette même source.
Le bras de fer se fait aussi par le biais de lobbyistes à Bruxelles. Alors que l’industrie du tabac y est bien représentée, Sicpa a aussi décidé d’assurer une présence. «Nous avons, comme le montre le «Transparency Register», trois personnes qui suivent occasionnellement les travaux de la Commission en lien avec nos activités», explique la porte-parole.