Le 12 février, les Suisses votent sur la réforme RIE III. Un big-bang fiscal qui vise, entre autres, à conserver en Suisse le puissant secteur du négoce de matières premières. Mais pourquoi cette industrie qui pèse 4% du PIB s'est-elle installée dans un pays qui n'a ni accès à la mer, ni ressources dont les traders font commerce? Réponses dans notre enquête historique en cinq volets.


Le rituel était toujours le même. Deux fois par an, Dave Rogers, le longiligne directeur du géant du grain Cargill, réunissait ses quelque 300 employés à la Cité Bleue, une salle de spectacle à un jet de pierre du siège genevois de la société. A l’écran, il projetait son visuel préféré, figurant un cimetière jonché de pierres tombales. Sur chacune d’elle, le nom d’un concurrent disparu: André, le rival suisse qui a sombré en 2001, Conti, frère ennemi américain racheté en 1998, ou encore Cook, un leader de l’industrie dans les années 1970, tombé ensuite dans l’oubli.

Le message était limpide: nous, Cargill, avons survécu parce que nous connaissons les risques de ce métier. Nous sommes et serons toujours là.

En soixante ans de présence à Genève, Cargill est devenu un monument du négoce de matières premières. C’est aussi une «université du «trading», qui a formé des personnalités parmi les plus marquantes de cette industrie devenue stratégique pour la Suisse.

Grains, poulets et mayonnaise

Il a pourtant fallu attendre des décennies avant que son nom ne devienne familier aux oreilles des Genevois. Tout au plus les voisins remarquaient-ils les lumières qui restaient allumées tard dans la nuit à son quartier général de Champel. Mais ils étaient loin d’imaginer que derrière ses murs, des dizaines de traders s’affairaient pour vendre et acheter des millions de tonnes de céréales. «Personne n’avait l’idée que cela se passait à Genève à cette époque», se souvient un politicien de la place qui, dans les années 1970, a payé ses études en amenant des telex chez Cargill.

Aujourd’hui, l’entreprise américaine, numéro un du négoce de produits agricoles, possède des volières produisant des centaines de millions de poulets. Mais aussi des usines de mayonnaise, d’huiles alimentaires et de coton. Elle transporte ses cargaisons de sucre, de soja ou de grains sur quelque 600 cargos – l’une des plus grandes flottes commerciales du monde, dirigée depuis Genève.

«Excellente position géographique»

Son implantation en 1956 marque le début d’une nouvelle ère pour le négoce des matières premières en Suisse. Dans son sillage, des dizaines de traders étrangers s’y établiront. Conti déménagera sa filiale Finagrain de Paris vers Genève dans les années 1970. Louis Dreyfus et Bunge opéreront depuis Zurich dans les années 1980, par l’intermédiaire de Zurfin et Socef, avant de s’implanter à Genève – Louis Dreyfus y a son siège européen depuis 2006. ADM, le quatrième géant mondial du négoce agricole, choisira Rolle en 2007.

Mais qu’est-ce qui a poussé Cargill à s’installer au bout du lac Léman? Dans une rare interview accordée au Journal de Genève en 1993, son vice-président Jake Mermagen livrait une explication: «L’Europe, ravagée par la guerre, avait un besoin énorme de céréales. Il fallait donc s’installer à proximité de tous les marchés potentiels. Outre son excellente position géographique, ce sont la stabilité politique, la paix sociale, les conditions fiscales, le système bancaire, les infrastructures en matière de transport et le vivier de compétences disponibles qui ont fait peser la balance. Sans compter les liens affectifs de certains actionnaires avec la cité de Calvin.»

Car c’est à Genève que se trouve la fondation Salevia, qui chapeaute la fortune de la famille McMillan, propriétaire de Cargill. Edna McMillan, la fille du fondateur, y possédait des résidences. Et une héritière de la dynastie, Marion Hamilton McMillan, portait le nom bien genevois de Pictet.

Lune de miel fiscale

Le facteur fiscal a aussi pesé lourd dans le choix de s’implanter en Suisse. Dès les années 1930, le petit-fils du fondateur Will Cargill, Cargill MacMillan, échaudé par les hausses d’impôts, se rend à Guernsey et dans les îles anglo-normandes pour étudier une implantation de la société. A la fin des années 1940, des avocats considèrent Nassau, le Liechtenstein, Monaco, Tanger, Macao et le Libéria. C’est le Panama qui l’emporte en 1952. Mais le pays centre-américain et son réseau de communication archaïque vont se révéler être un mauvais choix pour mener à bien des activités de négoce. Tradax – c’est sous ce nom que Cargill va opérer hors des Etats-Unis – déménage une première fois au Canada avant de s’installer en Europe.

On reproche surtout au bureau genevois son manque de «culture Cargill», comme le fait de travailler quatorze heures par jour.

Si Amsterdam et Anvers sont un temps évoqués, le choix se porte finalement sur Genève. En février 1956, un avocat de la famille est envoyé en Suisse pour négocier un accord fiscal avec les autorités fiscales fédérales et cantonales. Ce sera un montant unique de 50 000 francs par année avec, pour les autorités, la possibilité de renégocier l’accord si ses activités devaient évoluer.

Tradax Geneve SA est elle aussi créée comme une société séparée de Cargill, et écoule les surplus de la production américaine. Le succès est rapidement au rendez-vous. Après moins d’une année d’activités, Tradax enregistre un bénéfice de 877 000 dollars. Au Minneapolis, siège du groupe, on peine à croire en ces résultats. On reproche surtout au bureau genevois son manque de «culture Cargill», comme le fait de travailler quatorze heures par jour. Pour reprendre la main, la maison mère finira par racheter Tradax.

L’aubaine soviétique

Fini donc l’indépendance. Cette mise au pas coïncide avec un changement de paradigme sur le marché des céréales. L’Union Soviétique, dont l’agriculture est en piteux état, cherche de nouvelles sources d’approvisionnement et se tourne vers les Etats-Unis. Avec sa rivale Continental Grain, Tradax est l’une des premières à en profiter. En février 1964, des représentants de ses bureaux genevois et londoniens négocient à Moscou la vente de 700 000 tonnes de céréales. Une première.

Cette vente marque le début d’une longue et fructueuse relation. A Genève, un département spécial est mis sur pied en 1966 pour traiter avec l’Union Soviétique. En 1972, de mauvaises récoltes font bondir la demande soviétique, qui atteint 29 millions de tonnes de céréales, selon Tradax. Cargill enregistre un nouveau bénéfice record de 107 millions de dollars pour l’exercice 1972-1973. Contre 40 millions l’année précédente.

Ces ventes colossales ne passent pas inaperçues aux Etats-Unis. D’autant qu’elles ont contribué à faire exploser le prix des céréales. Louis Dreyfus, Bunge, ADM et surtout Cargill et Continental sont pointés du doigt. On les accuse de s’être entendus sur les prix, d’avoir volé les fermiers et les consommateurs américains et même d’avoir mis en péril l’approvisionnement du pays. Une sous-commission sénatoriale va alors s’intéresser aux comportements des multinationales américaines à l’étranger. Cargill est l’une des premières concernées. On l’interroge sur ses ventes à l’Union Soviétique mais aussi sur ses liens avec Tradax. Une rencontre avec les dirigeants genevois est même organisée à Divonne-les-Bains – pour ne pas violer les lois suisses qui interdisent le renseignement économique – le 27 janvier 1976.

Cargill s’en sort en assurant qu’elle n’a jamais été au courant des prix offerts par Tradax et qu’elle a payé 358 millions d’impôts aux Etats-Unis au cours des cinq dernières années. Elle précise enfin que Credit Suisse détient désormais la moitié des parts de Tradax, ce qui lui permet de différer le paiement de ses impôts (la banque n’étant pas américaine).

Tradax, qui perdra son nom à la fin des années 1980 quand Cargill souhaitera imposer sa marque sur le plan mondial, continuera ainsi à négocier depuis Genève les ventes de céréales aux pays de l’Est. Contre du cash et puis, après la chute du mur de Berlin, en faisant du troc. «En échange de grains, les pays de l’ex-URSS nous fournissent coton, pétrole, etc.», expliquait Jake Mermagen au Journal de Genève.

Cargill va également développer d’autres activités. Son bureau genevois sera même l’un des plus grands traders de pétrole au monde à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Aujourd’hui, les activités de «trading» pétrolier, qui regroupent une soixantaine de personnes à Genève, sont à vendre, selon plusieurs sources bien informées. La faute à la chute des prix du brut, et à une volonté du groupe de se recentrer sur ses activités agricoles historiques.

Stress test pour les traders

La culture Cargill présente des désavantages pour le «trading» pétrolier. Les bonus y sont plus bas que chez la concurrence. Le commerce de brut y est interdit. La prise de risque individuelle y est mal vue. Plusieurs fois, des équipes entières sont passées chez Vitol ou Trafigura. Mais l’avantage de cette prudence, c’est que Cargill possède une résistance à toute épreuve aux aléas du marché.

«Il y a une limite à la quantité d’affaires qu’on peut faire avec une contrepartie, témoigne un ancien cadre de l’entreprise. Si on se retrouve hors limites à cause d’une variation du marché, on est encouragé à réduire autant que possible l’exposition. Ça réduit la quantité de mauvaise dette. Surtout pour des pays émergents où on connaît mal les clients.»

Les positions des traders sont constamment soumises à des stress tests, pour voir quelles pertes peuvent survenir en cas d’imprévu. «Vous avez une limite sur ce que vous pouvez perdre, poursuit notre cadre. Ces tests sont difficiles à mener, car pour les biens agricoles, ce n’est pas comme sur les marchés financiers, il n’y a pas de prix du marché transparent. Les prix doivent vous être donnés par les gens du commercial.» Ce qui implique une excellente communication interne, l’une des forces de Cargill.

«C’est archistructuré, c’est une armée, ajoute un ancien trader. Quand Cargill fait quelque chose, c’est qu’ils y croient. Ce n’est jamais irréfléchi. Du coup, comme trader, on est marqué à la culotte. Dès qu’une position est prise, elle est entrée dans le système, il y a des stop-loss automatiques, et une armée de responsables du risque qui surveillent tout, avec des réunions chaque semaine pour évaluer vos positions.»

Des anciens partout

Au final, avec sa culture maison très collégiale, sa longévité et son organisation sans faille, Cargill a été une formidable école pour des centaines de traders. L’entreprise est souvent décrite comme «l’université du «trading», en reconnaissance de son rôle formateur. «Les anciens de Cargill, on les rencontre partout, confirme l’un d’entre eux. Chez Total, Socar, Goldman Sachs, Litasco, Bunge. C’est un bon nom qui ouvre plein de portes.»

Parmi ceux qui sont passés par Cargill à Genève, on peut citer les fondateurs de Mercuria, Marco Dunand et Daniel Jaeggi, l’Américain Ben Pollner, un vétéran de la place avec sa société Taurus Petroleum, ou Christian Weyer, le banquier français qui a révolutionné le financement du négoce de matières premières.

Directeur de Cargill à Genève entre 2005 et 2014, Norman Hay a calculé que plus 300 traders ont quitté la société durant les vingt années qu’il a passées en son sein (il était arrivé en 1995). «C’est sûr que nous étions le bon endroit pour trouver des gens compétents afin de monter une affaire rapidement, explique-t-il. Le problème, c’est que certains de ces gens ont pu nous faire passablement de mal quand ils sont partis à la concurrence. En ce sens, notre rôle de formateur n’a pas forcément été une bonne chose pour Cargill.»

Mais la société, contrairement à beaucoup d’autres, n’a pas son nom gravé sur une pierre tombale.


Chronologie

1865 Création de Cargill dans l’Iowa

1956 Sa filiale européenne Tradax s’implante à Genève

1964 Première vente de céréales à l’URSS, depuis Genève

2016 Cargill met en vente sa division de «trading» pétrolier


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