Qui n’a pas vécu cette expérience: vous vous dévouez corps et âme à une activité – un travail, des études universitaires, une start-up – mais ne savez plus pourquoi vous le faites. Dans vos moments les plus honnêtes, vous vous rendez compte que cela ne donne rien. Pourquoi n’abandonnez-vous pas?

Dans leur livre «Pensez comme un freak!», Steven Levitt et Stephen Dubner expliquent que trois forces nous empêchent au quotidien d’abandonner. La première est que tout au long de notre vie, des personnes nous ont répété qu’abandonner était synonyme d’échec.

La deuxième est le concept des coûts irrécupérables. «On a tendance à croire qu’une fois qu’on a investi beaucoup de temps, d’argent et d’efforts dans un projet, abandonner est contre-productif», expliquent les auteurs. Autrement dit, l’individu est placé dans un piège dans lequel la difficulté qu’il éprouve à faire le deuil de ce qu’il a déjà investi en argent ou en temps est accentuée par le sentiment qu’il peut avoir de la proximité du but. Notre incapacité à faire fi des coûts irrécupérables d’un investissement décevant nous conduit à mal évaluer de nombreuses situations, comme le rappelle l’exemple du Concorde. Ses mécènes – les gouvernements français et britannique – soupçonnaient qu’il n’était pas viable économiquement mais ils avaient dépensé trop de milliards pour mettre un terme au projet.

La troisième force qui dissuade enfin les gens d’abandonner est leur tendance à se focaliser sur les coûts concrets, au détriment des coûts d’opportunité. Peu d’individus ont en effet conscience que chaque dollar, heure ou cellule du cerveau mobilisé pour un projet peut l’être pour un autre, parfois plus profitable.

La plupart des idées ne marchent pas

Notre société chronique le succès de manière agressive. Pourtant, dans certains domaines, l’échec peut faire progresser un pays, comme l’explique l’ancien maire de New York Michael Bloomberg: «En médecine ou en sciences, si vous vous engagez dans une voie sans issue, vous apporterez une réelle contribution, car les autres sauront que ce n’est pas la peine de s’engager à nouveau dans cette voie. Les journalistes appellent ça un échec. Et donc les politiques ne sont pas prêts à innover et à prendre des risques.»

S’agissant des entreprises, certaines se porteraient mieux si les échecs étaient moins stigmatisés. Steven Levitt et Stephen Dubner citent l’exemple de l’entreprise technologique Intellectual Ventures (I.V.). A chaque séance de brainstorming, ses scientifiques ont une cinquantaine d’idées toutes aussi prometteuses les unes que les autres. «Avec les inventions, il faut savoir que la plupart des idées ne marchent pas, avertit Geoff Deane, dirigeant du laboratoire où les idées retenues sont testées. C’est un défi permanent que de savoir quand jeter l’éponge». En effet, lorsqu’une invention se retrouve au laboratoire d’I.V., deux forces s’opposent: «L’une veut vraiment qu’on trouve une invention gagnante. L’autre veut éviter de perdre un temps fou et de l’argent sur une idée qui ne marchera pas. La clef, c’est d’arriver à un échec rapide et bon marché. (Pour cela, il est nécessaire de) former les gens pour qu’ils comprennent que les risques font partie de leur boulot et que s’ils échouent bien, ils auront le droit d’échouer à nouveau, assure Geoff Deane. Si on fait notre possible pour ne dépenser que 10 000 dollars sur nos échecs plutôt que 10 millions, on aura la possibilité de faire beaucoup plus de choses.» Pour échouer intelligemment et éviter les pièges abscons, mieux vaut fixer, dès le départ, un seuil à ne pas dépasser.

Carsten Wrosch, professeur de psychologie à l’université de Concordia, a participé à une série d’études afin de voir ce qui se passe quand les gens abandonnent un objectif «inaccessible»: «On retrouve chez les gens qui renoncent à des objectifs inaccessibles moins de symptômes de dépression, moins d’affects négatifs au fil du temps, explique-t-il. Ils ont aussi un taux plus bas de cortisol et un niveau plus faible d’inflammation systémique, un des marqueurs de la fonction immunitaire. Et ils présentent moins de problèmes de santé physique.»

Conséquences tragiques

Dans certains cas, l’incapacité à renoncer à un projet peut avoir des conséquences tragiques, comme le rappelle le célèbre exemple de la navette spatiale Challenger. La veille de son lancement, les ingénieurs de Morton Thiokol, le fournisseur qui construisait les moteurs-fusée, demandèrent à la NASA de reporter le lancement. Ils invoquèrent les faibles températures prévues le lendemain: le mercure était descendu à moins 8 degrés dans la nuit ce qui pouvait endommager les joints toriques en caoutchouc. Contre toute attente, la NASA se montra réticente. «Pour une raison mystérieuse, ils nous demandaient de prouver quantitativement que le lancement était voué à l’échec, ce dont nous étions incapables», écrivit par la suite Allan McDonald, l’ingénieur responsable de Morton Thiokol. En l’absence de preuves formelles, Challenger décolla comme prévu le lendemain et, 73 secondes plus tard, explosa en plein air. Une commission présidentielle détermina par la suite que les joints toriques avaient lâché en raison du froid. Un enquêteur écrira des années plus tard, après l’explosion de la navette spatiale Columbia, que la «NASA avait des objectifs de coût, de délai et de sécurité qui étaient en conflit. Malheureusement, c’est la sécurité qui a perdu.»

Comment savoir si cela vaut la peine d’abandonner? Steven Levitt et Stephen Dubner ont mis sur pied un site Web – Freakonomics Experiments – dans lequel ils proposent aux indécis d’effectuer un tirage au sort à pile ou face. «Parfois, dans la vie, on se retrouve face à une décision de taille et on ne sait pas quoi faire, disent-ils. Vous avez retourné la question dans tous les sens mais quoi que vous fassiez, aucune décision ne semble être la bonne. Au final, quelle que soit la décision, ce sera quasiment comme si vous aviez tiré à pile ou face.»

En quelques mois, plus de 40 000 velléitaires ont laissé le hasard décider du sort de leurs entreprises, de leurs investissements, de leur activité de salarié et même de leurs mariages. Après avoir tiré à pile ou face, certains ont quitté leur travail pour créer une entreprise, d’autres ont vendu l’affaire familiale, d’autres encore ont cessé d’investir dans un portefeuille d’actions.

Bilan de cette curieuse expérience: renoncer à un projet ne rend pas malheureux. «Rien dans les données ne laisse suggérer qu’abandonner rend triste, assurent les auteurs. Donc, nous espérons que la prochaine fois que vous serez face à un choix cornélien, vous garderez cela en tête et tirerez simplement à pile ou face».


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