Corinne, aide-soignante depuis près de quinze ans aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), se souvient «avec fierté et un peu de nostalgie» de la fameuse grève de 2011. Quatorze jours de débrayage étalés sur cinq semaines, entre le 13 octobre et le 17 novembre «et au bout, dit-elle, une réelle hausse de salaire avec pour certaines 290 francs de plus par mois, ce n’est pas rien!» Moins d’une année plus tard, la quadragénaire s’est mise à nouveau en grève pendant quelques heures, le 13 septembre dernier, à l’appel du SSP (syndicat des services publics) pour dénoncer le projet de fusion des deux grandes caisses de pension de l’Etat de Genève. «Une opération dont deux tiers des coûts seront supportés par les fonctionnaires, un sacrifice trop important pour nous, on va cotiser plus et toucher moins de prestations», argue Corinne.
Plus généralement, l’aide-soignante est aujourd’hui amère: «Il y a certains de nos acquis qui sont menacés, je pense surtout au service minimum que l’on veut nous imposer en cas de grève, c’est une attaque contre ce droit fondamental.» Parce qu’il y aurait eu des abus lors de la longue grève de 2011, des députés PLR (Parti libéral-radical) ont déposé le 19 mars 2012 un projet de loi visant à instaurer «un service minimum dans les secteurs essentiels où une grève mettrait en péril des prestations indispensables à la population».
«Nous avons déploré pendant le mouvement de 2011 des retards de certaines analyses à la maternité malgré des situations parfois d’urgence, des grévistes se sont mis dans la ligne rouge en entravant le fonctionnement normal de l’hôpital», relève Bernard Gruson, directeur des HUG, qui soutient le projet de loi. La députée Nicole Fontanet, à l’origine du texte, explique: «A Genève, un simple arrêté du Conseil d’Etat aborde les principes relatifs au droit de grève et à ses restrictions. Cette seule base légale est faible. Le silence de la loi me semble insatisfaisant voire dangereux, tant du point de vue juridique que pour le bien des personnes.»
Il ne s’agirait pas de toucher au principe du droit de grève garanti par la Constitution fédérale du 18 avril 1999, mais les dépositaires du projet mettent en avant les conditions de licéité: la grève doit avant tout se rapporter aux relations de travail, elle doit être conforme à l’obligation de préserver la paix au travail ou de recourir à une conciliation, elle doit émaner d’un syndicat et ne doit intervenir qu’en dernier ressort (ultima ratio). «Nous respectons le droit de grève, insiste Nicole Fontanet, notre objectif n’est pas de punir mais d’encadrer.»
Le SSP a vivement réagi à ce projet de loi «contraire à l’usage historique du partenariat social entre l’Etat et ses employés». Thierry Daviaud, coprésident du SSP, s’insurge: «La mise en œuvre d’un service minimum porte atteinte au droit constitutionnel du droit de grève. Dans un contexte de crise économique et de baisse des recettes de l’Etat, nous craignons des budgets d’austérité dont les employés et les usagers seront les premières victimes. Je rappelle que 70 millions de francs d’économies sont demandés aux HUG. On peut donc croire que ce projet de loi sert surtout à tuer toute contestation possible.»
Corinne, l’aide-soignante, ne supporte pas l’accusation de mise en danger des patients. «Nos piquets de grève ont toujours été organisés de sorte que les services ne soient pas dépourvus, des collègues en repos sont parfois venues pour assurer les soins. On sait mieux que les conseillers d’Etat et les politiciens en général comment s’organise un service minimum», plaide-t-elle. Thierry Daviaud enchaîne: «Le SSP peut démontrer qu’il a toujours eu à cœur d’organiser avec les personnels grévistes un service minimum responsable et soucieux du service public. Nous n’avons pas besoin de loi, mais de plus d’écoute et de discussion.» Lors des grèves aux HUG, le SSP a pourtant été lui-même accusé de «syndicalisme de rupture», par le SIT (Syndicat interprofessionnel des travailleurs) qui lui reprochait son «jusqu’au-boutisme».
Les initiateurs du projet de loi estiment de leur côté que le partenariat est préservé puisque les syndicats devraient être associés aux démarches visant à identifier les secteurs essentiels concernés par le projet de loi. «Les HUG, l’école, la police et par extension les transports publics», énumère Pierre Weiss, vice-président du PLR suisse et second signataire du projet. Qui dans la foulée tempère: «Encore une fois, il n’y aura pas d’atteinte au droit de grève, nous voulons assurer que le public ne soit pas pris en otage, comme cela arrive parfois en France confrontée parfois à des situations paroxystiques. Mais je salue une mentalité des syndicats genevois très différente des centrales parisiennes. La concertation entre direction et employés existe chez nous.»
En France, les années 1970-1980 ont marqué l’installation progressive d’un service minimum (audiovisuel public, nucléaire, navigation aérienne et santé). C’est en 2008 qu’une loi dans les transports oblige les salariés à se déclarer grévistes 48 heures à l’avance. Les maternelles et écoles ont suivi.
Les seize signataires libéraux-radicaux du projet de loi ne sont pas allés voir jusque chez nos voisins pour élaborer leur texte. Ils relèvent que le principe de service minimum qui repose sur un simple arrêté du Conseil d’Etat ne correspond pas aux exigences juridiques les plus récentes, respectées sur le plan fédéral et dans de nombreux autres cantons comme Vaud, dont la législation sur le personnel de l’Etat prévoit un service minimum.
Fribourg constituerait, selon le projet de loi du PLR, un «très joli» exemple de canton connaissant encore une interdiction du droit de grève pour tous les membres du personnel de l’Etat. Le qualificatif fait bondir le député socialiste Roger Deneys qui, par principe, ne se dit pas opposé au projet mais se méfie «de ses auteurs qui ne sont toujours pas dotés des meilleures intentions». «Nous n’avons pas encore décidé de notre position, nous avons des auditions à achever», indique-t-il.
Roger Golay, président et député du MCG (Mouvement Citoyens genevois), s’oppose de son côté fermement à la notion de paix du travail développée par le texte «qui signifie paix des patrons et qui peut attenter au respect des conventions collectives». «Par ailleurs, poursuit-il, le parlement ne doit pas se substituer à l’employeur, celui-ci est le Conseil d’Etat, il ne faut pas mélanger les rôles.» Ancien policier et dirigeant syndical, il rappelle que sa corporation a toujours appliqué un service minimum en cas de grève, droit qu’il défend sous forme de mouvements d’humeur (zèle ou police morte).
Le projet de loi est pour l’heure encore en discussion avant d’être soumis aux parlementaires. Le SSP ne se démobilise pas pour autant. Le syndicat appelle la population à se prononcer le 14 octobre 2012 contre le projet de nouvelle Constitution genevoise. Thierry Daviaud dénonce entre autres l’article 37 qui garantit le droit de grève «mais peut en interdire le recours à certaines catégories de personnes ou limiter son emploi afin d’assurer un service minimum».
«Nous avons déploré des retards d’analyses à la maternité malgré des situations parfois d’urgence»