En Chine, les chiffres officiels peinent à cacher le véritable taux de chômage
CHOMAGE
La réforme des entreprises d'Etat a déjà fait 14 millions de sans-emplois. Pékin en prévoit 6 millions supplémentaires pour cette année.
«Nous avons atteint les objectifs fixés par le gouvernement central pour la réforme des entreprises d'Etat.» Liu Baogen ne cache pas sa satisfaction. Le directeur du principal groupe textile de Tianjin, une ville portuaire de 9 millions d'habitants du Nord de la Chine, aligne les chiffres à l'appui de sa démonstration: en 1997, l'industrie perdait 60 millions de francs; en 1998, 100 millions; en 1999, 56 millions; enfin l'an dernier, elle quittait les chiffres rouges pour terminer avec un profit de 56 millions de francs.
Le groupe textile de Tianjin a respecté le délai de trois ans prévu par le parti communiste pour s'adapter à l'économie de marché. Il est désormais prêt à affronter l'entrée de la Chine dans l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et à conquérir le marché international. Au passage, 50 000 des 200 000 employés du groupe ont perdu leur emploi. «C'est beaucoup, reconnaît Liu Baogen. Mais nous travaillons dans un secteur qui demandait beaucoup de main-d'œuvre. Il a fallu automatiser la production. À présent, le plus dur est derrière nous.»
Dans les ateliers de production à l'atmosphère humide et surchauffée, il faut chercher les ouvrières éparses entre les machines à tisser japonaises. Elles gagnent 100 à 140 francs par mois. Mais pour celles qui dépassent leur quota de production, le revenu peut désormais s'élever jusqu'à 200 francs. «Le plus difficile a été de changer les mentalités, d'adopter de nouveaux modes de gestion, explique Liu Baogen. Nous avons abandonné le bol de riz en fer (l'emploi à vie, ndlr) pour introduire la compétition. Il y a eu des crises entre les employés.»
Le Groupe textile de Tianjin est aujourd'hui présenté comme un modèle de la réussite des réformes du secteur d'Etat en Chine. 30% de sa production part désormais vers les marchés étrangers et l'entreprise peut espérer devenir l'une de ces 50 à 100 entreprises d'Etat géantes que la Chine veut imposer sur le marché mondial ces prochaines années.
Reste à évaluer le coût social de l'opération qui pourrait menacer la légitimité du pouvoir du parti communiste. A Tianjin, Liu Baogen affirme que 70% des personnes licenciées auraient retrouvé un travail ou bénéficié d'une retraite anticipée. «Après trois ou quatre mois en général, elles intègrent le secteur secondaire ou tertiaire.» Il s'agit en fait pour l'essentiel de travaux de ménage à domicile ou dans des hôtels.
A l'échelle du pays, la réforme des 14 000 entreprises d'Etat a entraîné ces trois dernières années la mise à pied de 14 millions de personnes. Le Ministère du travail et de la sécurité sociale en prévoit 6,5 millions supplémentaires pour 2001, auxquels il faudra ajouter les 8 millions de personnes qui vont entrer sur le marché du travail cette année.
À la lecture des statistiques officielles, on pourrait pourtant croire que la casse est limitée: le chômage dans les villes chinoises en l'an 2000 a atteint 3,5 %, un taux qui reste faible en regard des pays voisins ou même des économies occidentales. Ces chiffres ne reflètent pourtant qu'une partie de la réalité, comme le reconnaissent à l'occasion les autorités.
Chiffres déguisés
La définition du chômage en Chine couvre deux réalités: les chômeurs formels (Shiye) pris en compte dans les statistiques et les licenciements (Xiagang) qui n'apparaissent pas dans les chiffres officiels. Les 50 000 emplois perdus par le Groupe textile de Tianjin, par exemple, sont enregistrés dans la catégorie «Xiagang». Celle-ci désigne des employés qui «quittent» leur entreprise suite à des problèmes de production ou de gestion tout en gardant une relation de travail nominale avec leur unité de travail. Le ministre du travail, Wang Dongjin, expliquait récemment que leur nombre s'élève à 20 millions de personnes dans toute la Chine.
Par ailleurs, des entreprises déguisent leurs chiffres en envoyant à la retraite les employés surnuméraires. Eux non plus ne sont pas enregistrés. Enfin, de nombreux sans-emplois ne s'inscrivent plus au chômage par crainte de discrimination sociale ou du fait des allocations insignifiantes qu'ils reçoivent de l'Etat.
Alors qu'elle est l'ampleur du chômage en Chine? Un début de réponse est donné par un sondage réalisé l'été dernier par deux sociétés d'étude de marché, l'une américaine et l'autre hongkongaise, dans onze villes chinoises correspondant à une population de 43 millions d'habitants. Selon cette étude indépendante, 23% des personnes en âge de travailler ont perdu leur emploi ces deux dernières années. Moins de deux cinquième d'entre elles ont retrouvé un emploi. Les auteurs de l'enquête expliquent que «le niveau de vie de ces personnes a chuté et qu'elles ne sont désormais soutenues que par la famille». Et la réforme des entreprises d'Etat est loin d'être terminée, malgré les cris de victoire en fin d'année dernière. Au mois de décembre, Pékin annonçait que 62 % des 6600 compagnies publiques qui étaient dans les chiffres rouges en 1997 avaient retrouvé le chemin de la croissance. En début d'année, pourtant, les mêmes autorités devaient reconnaître que, dans le même temps, 3000 autres entreprises avaient, elles, plongé dans les chiffres rouges. Par ailleurs, un récent rapport d'auditeurs d'Etat auprès de 1290 entreprises publiques indiquait que les deux tiers de leurs comptes étaient trafiqués.
Les restructurations vont donc continuer de plus belle. La province du Liaoning, le principal centre de l'industrie lourde du pays déjà massivement touché par le chômage, prévoit de fermer ces cinq prochaines années une centaine d'entreprises d'Etat supplémentaires. Pour cette seule région, ce sont 600 000 emplois qui vont disparaître.
Longtemps, le gouvernement a compté sur une forte croissance économique pour créer les postes de travail nécessaires à la reconversion de ce surplus de main-d'œuvre. Pour combler la différence, la Chine devrait avoir un taux de croissance au-delà de 10%, comme au début des années 90. Or les prévisions pour les cinq prochaines années se situent autour de 8%. Les économistes tablent à présent sur le secteur des services pour générer davantage d'emplois. Mais là non plus, les résultats ne sont pas encore à la hauteur des attentes.
Fin janvier, des experts du Centre de recherche du développement du Conseil d'Etat estimaient que le véritable taux de chômage du pays s'élève d'ores et déjà à 10% dans les centres urbains. Mais ce chiffre ne reflète que la pointe de l'iceberg. Les trois quarts de la population chinoise vivent encore dans les campagnes. Et les emplois de ces 900 millions de ruraux seront les plus menacés par l'entrée de la Chine dans l'OMC. Les mêmes experts du Conseil d'Etat indiquent qu'il y aurait déjà 300 millions de travailleurs ruraux en surplus…