Ils apprennent à faire des budgets, à élaborer un plan marketing et à comprendre la logique de leurs partenaires financiers. Des chefs d’entreprise? Pas vraiment, ou pas comme les autres. Car l’entreprise de ces «étudiants»-là, c’est un festival, un théâtre, un cinéma... bref, tout ce qui a trait au domaine de la culture.

Ces étudiants suivent un Diploma of Advanced Studies (DAS) en gestion culturelle proposé par les Universités de Genève et de Lausanne. Cette formation continue a été lancée il y a vingt ans à l’initiative de l’Association romande technique organisation spectacle (Artos). «Nos étudiants sont des membres des administrations culturelles, des directeurs d’établissement, ou encore des artistes qui veulent aussi des compétences managériales», résume Stéphanie Missonier, professeure en gestion de projet HEC à l’Université de Lausanne et codirectrice du DAS.

«On nous demande toujours plus de résultats»

Tous les étudiants ont en commun d’avoir plusieurs années d’expérience dans le domaine de la culture. Parmi eux, Béatrice Demenet-Gugelmann, collaboratrice à la Fondation Nestlé pour l’art. Elle termine en juillet le cursus commencé il y a deux ans. «J’ai longtemps travaillé en France et en Allemagne, notamment pour la chaîne culturelle ARTE. Je voulais comprendre le fonctionnement des institutions suisses, me créer un réseau, et mon employeur trouvait cette formation pertinente.» Elle poursuit: «Nous avons souvent accès à des postes culturels grâce à notre expérience du terrain. Mais on nous demande de plus en plus des chiffres et des résultats, et nous ne sommes pas forcément armés pour ça.»

En vingt ans, le milieu de la culture a beaucoup changé. Olivier Moeschler est sociologue de la culture, chercheur à l’Université de Lausanne et enseignant au sein de ce DAS. «La culture doit aujourd’hui répondre à toute une série d’attentes: elle doit divertir et faire réfléchir, mais aussi être un ciment social voire être rentable. On y a donc importé des outils d’autres domaines économiques pour atteindre des objectifs, notamment financiers, mais aussi de cohésion sociale.»

Mais si la culture se rapproche toujours davantage des business plus traditionnels, des différences perdurent. «Il faut se rappeler que si la gestion culturelle est efficace, elle permet d’atteindre le but recherché, qui est ailleurs: être ému ou dérangé par l’art, que ce qui se passe par exemple sur une scène échappe aux attentes. On ne va pas au théâtre comme au supermarché, on devient bien plus qu’un simple consommateur.»

Le statut particulier de la culture, entre création et affaires, la formation continue l’assume pleinement, puisqu’elle est un partenariat entre la Faculté des lettres de l’Université de Genève et celle des Hautes Etudes commerciales (HEC) de l’Université de Lausanne. Une alliance étonnante qu’Ana Rodriguez, coordinatrice du DAS, juge évidente: «Oui, ces deux facultés peuvent fonctionner ensemble. On veut montrer que cette transversalité peut être un réel enrichissement. Dans la culture, on se doit d’être un bon gestionnaire, même si l’objectif est moins le profit qu’une question humaine et artistique. L’argent est un moyen.»

Reste qu’au début de la formation il y a vingt ans, le mariage entre culture et affaires n’était pas si simple. «A l’époque, l’idée de nommer la formation «management culturel» choquait, parce que le mot management n’appartenait pas à cet univers-là, se souvient Ana Rodriguez. Aujourd’hui, ces frontières s’estompent.»

Un milieu de terrain

Le milieu reste cependant très attaché au terrain, et certains ne jurent encore (presque) que par lui. C’est le cas de Sébastien Olesen, directeur du PALP Festival, événement interdisciplinaire en Valais. «J’ai commencé à 18 ans, comme bénévole aux Caves du Manoir de Martigny, en servant au bar.» Il sera ensuite programmateur du PTR au sein l’Usine, à Genève. «Je n’ai jamais fait de formation mais j’ai occupé beaucoup de postes différents, ça me paraît être la meilleure des écoles. Ça ne m’intéresse pas forcément de compter dans mon équipe des profils qui détiennent ce genre de formation, je regarde vraiment le côté pratique.» Mais le Valaisan concède que l’administratif, dans la culture, est devenu de plus en plus lourd. «A ce titre, une formation peut aider.» Il dit consacrer aujourd’hui environ 60% de son temps de travail à l’administratif, et 40% à l’aspect créatif.

Notre portrait de Sébastien Olesen, le Valais dans le vent

Le terrain, les étudiants le vivent à côté des heures passées en classe: «Il a été décidé qu’il s’agirait d’une formation continue pour amener les professionnels déjà en poste à évoluer dans leurs pratiques quotidiennes», précise Stéphanie Missonier. C’est aussi le choix qu’a fait l’Université de Bâle en proposant un autre type de formation continue, un Master of Advanced Studies (MAS) en management culturel. Tandis qu’en France plusieurs écoles proposent une formation plus tôt dans les études universitaires.

Le DAS en gestion culturelle est cependant amené à évoluer. «Pour chaque volée, nous reconsidérons les cours pour les adapter aux pratiques et aux politiques culturelles, raconte Stéphanie Missonier. Nous avons instauré un cours sur l’innovation par exemple, nous voulons apprendre à nos étudiants à être visionnaires. Et nous envisageons de transformer notre formation en CAS ou en MAS, des formations continues plus conséquentes.»

«Des couteaux suisses»

Une formation en cours d’emploi représente en tout cas un bon entre-deux entre théorie et pratique, estime Nataly Sugnaux Hernandez, codirectrice du théâtre du Grütli à Genève. Elle-même a suivi une formation en management culturel et social au Swiss Marketing Hub & Schools (SAWI) à Lausanne, en parallèle d’un précédent emploi. Mais elle a surtout une grande expérience de terrain, ayant notamment créé une association qui accompagne les jeunes artistes et travaillé avec nombre de compagnies indépendantes.

«La formation est toujours un plus, mais souvent c’est le terrain qui manque, souligne Nataly Sugnaux Hernandez. Le mélange des deux est un idéal.» Elle ajoute: «Les professionnels de la culture sont des couteaux suisses. Ils doivent maîtriser un panel de connaissances très large, de la politique culturelle à la direction des institutions, en passant par les aspects administratifs. Et surtout, ils se doivent d’être des passionnés.»