Management
En Suisse, les entreprises privilégient souvent le bilan annuel sur les retours réguliers, alors que nombre d’experts prônent la «culture du feed-back». Mais pour avoir un effet positif sur les employés, la méthode joue un rôle clef

Tous les lundis matin, dans ses locaux aux baies vitrées de la Jonction, à Genève, les membres de l'équipe d’Academic Work s’échangent des cartes. Des remarques positives adressées à leurs collègues y sont inscrites: «Merci de m’avoir aidé la semaine dernière alors que j’étais malade», «Bravo d’avoir tant investi sur ce projet».
Ce procédé est l’un des nombreux moments de feed-back – dans ce cas positif – mis en place par la société, spécialiste du recrutement de jeunes professionnels qui ont jusqu’à cinq ans d’expérience. Depuis ses débuts en 2007, l’entreprise, qui portait le nom de Cusmic avant de fusionner avec la société suédoise Academic Work, pratique les retours réguliers au travail. Une habitude très volontariste. «La clarté est un élément essentiel pour nous: savoir où va l’entreprise et comment, avance Marcus Andersson, directeur d’Academic Work Suisse. En partant de ce principe, un seul entretien par an nous paraissait insensé.» Parmi les autres rendez-vous au calendrier, trente minutes chaque semaine entre un cadre et un employé.
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Une habitude peu suisse
Cette entreprise est plutôt une exception. En Suisse, l’habitude n’est pas à ces retours réguliers, mais plutôt au traditionnel entretien annuel. «Les Nordiques ou les Anglo-Saxons pratiquent souvent cette communication directe qui consiste à revenir sur ce qui convient et ce qui ne convient pas. Ici en Suisse, nous sommes plutôt dans l’attente que tout soit parfait», analyse Valérie Cionca, consultante et formatrice à l’Institut du changement émergent à Nyon. Elle intervient dans les entreprises et institutions, notamment au CHUV, autour des échanges humains et de la performance.
Et quand on parle de feed-back, beaucoup l’envisagent comme un espace de critiques. Mais les retours se doivent aussi d’être positifs, rappelle Corinne Martino, formatrice spécialisée en compétences interpersonnelles. Cette dernière donne notamment une formation sur le feed-back au Centre romand de promotion du management, à Lausanne. «En Suisse, nous nous exprimons lorsqu’il y a un problème, beaucoup plus rarement quand tout va bien. Féliciter un employé qui fait son travail correctement est important, et c’est une culture que l’on n’a pas acquise.»
Les retours négatifs inconditionnels, qui ne sont rattachés à aucune situation, tels que «Tu es nul, qu’est-ce qu’on va faire de toi?» sont totalement destructeurs
Nombre d’études montrent l’impact positif du feed-back, positif ou négatif. Dont celle de la start-up canadienne Officevibe. Il en ressort que 98% des collaborateurs se désengagent en l’absence de feed-back et que 43% des employés très motivés en bénéficient au moins une fois par semaine. Marine Weber, chargée de recrutement chez Academic Work, est convaincue. «Avant, j’avais un poste dans une ONG et je ne bénéficiais pas vraiment de feed-back. Je me disais que mon travail devait être correct parce qu’on me gardait. Avoir des retours m’aide à me situer et à aller dans la bonne direction.» Pour Valérie Cionca, cette pratique amène de la reconnaissance, permet de progresser et d’anticiper ou de gérer les conflits.
Du concret avant tout
Mais tout feed-back n’est pas bon. «Chez Academic Work, nous faisons un test pour savoir comment communiquent nos collaborateurs. On entraîne les cadres à préparer un retour adapté à celui à qui il le délivre et qui ne soit pas dans le jugement», détaille Marcus Andersson.
Corinne Martino et Valérie Cionca insistent sur un point: le concret est indispensable. «Un «Bravo, tu as bien travaillé cette semaine» ne va pas suffire», estime Corinne Martino. «Il faut que ce soit contextualisé, complète Valérie Cionca. En disant, par exemple: «Lors de cette séance, ce point que tu as abordé m’a interpellée.» Et il faut ensuite faire une demande concrète de changement.»
La clef: viser l’action plutôt que la personne. «Même un retour inconditionnel positif, comme «Tu es très apprécié», n’est pas forcément facile à recevoir», estime Valérie Cionca. A éviter absolument? «Les retours négatifs inconditionnels, qui ne sont rattachés à aucune situation, tels que «Tu es nul, qu’est-ce qu’on va faire de toi?» sont totalement destructeurs.»
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Mais le retour doit aussi être un échange. «Le cadre doit s’intéresser au collaborateur, juge Corinne Martino. Lui poser des questions pour comprendre ce qu’il vit et le valoriser. Et s’il est énervé par l’employé, il vaut mieux qu’il attende avant de lui parler.»
Une pression supplémentaire?
Passer de l’entretien annuel aux retours plus réguliers, c’est aussi le choix qu’a fait le cabinet d’audit et de conseil Deloitte en 2016. Après avoir mené sa propre étude, l’entreprise a réalisé que le principe des entretiens annuels n’était pas satisfaisant et que les employés préféraient les retours réguliers.
Le cabinet d’audit et de conseil a donc mis en place un système d’évaluation très poussé, en cinq éléments. Parmi eux, des «conversations bimensuelles» qui ont lieu entre un cadre et un collaborateur, pour un feed-back immédiat et un point sur les semaines à venir. «Ces rencontres se font de façon informelle et sur la demande de l’employé, détaille Liza Engel, directrice des ressources humaines chez Deloitte Suisse. L’idée est d’aider les collaborateurs à progresser. Dans le cas d’une présentation qui n’a pas été réussie, par exemple, il ne s’agit pas de dire «Tu n’étais pas bien préparé», mais de montrer comment la personne aurait pu faire autrement, et quel impact elle aurait eu de cette manière.» D’autres entretiens plus formels ont aussi lieu moins régulièrement. Il est également possible de faire appel à un coach volontaire interne pour mettre en pratique ce qui est ressorti des divers échanges.
Mais avoir des retours permanents, n’est-ce pas une pression supplémentaire? Pas de l’avis de Valérie Cionca: «Echanger régulièrement des feed-back permet de dédramatiser et d’éviter les surprises que pourrait réserver un entretien annuel.» C’est aussi l’avis de Marine Weber: «Quand l’entretien annuel arrive, je suis sereine, tous les points ont été abordés avant.» Marcus Andersson complète: «C’est l’inverse qui est stressant, le fait de ne pas savoir.» Et ce rythme ne signifie-t-il pas trop de temps passé en réunion? «Non, c’est un investissement nécessaire.» Nos interlocuteurs sont donc du même avis: le feed-back n’est jamais contre-productif ou superficiel. «L’abus de feed-back bien formulés ne nuit pas au collaborateur», conclut Corinne Martino.