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Invitations VIP: le grand malaise des politiciens

Il devient toujours plus difficile pour les élus d’accepter invitations, réceptions et autres avantages par crainte d’être soupçonnés de corruption. Un climat qui pousse les partenaires d’événements à se montrer plus prudents. Enquête

Les récentes affaires romandes et les pratiques controversées de certains sponsors ont jeté un froid. Fini, par exemple, les vols entre Genève et Lugano pour les bons clients de La Mobilière avec, parmi les passagers, des élus fédéraux. — © Urs Flueeler/Keystone
Les récentes affaires romandes et les pratiques controversées de certains sponsors ont jeté un froid. Fini, par exemple, les vols entre Genève et Lugano pour les bons clients de La Mobilière avec, parmi les passagers, des élus fédéraux. — © Urs Flueeler/Keystone

Des projections ouvertes à tous sur la Piazza Grande. Mais des verrées entre invités triés sur le volet. Le Festival de Locarno a une réputation d’événement grand public serti de petits privilèges. Des spécialistes du cinéma, mais surtout des personnalités du monde de la culture, de la politique ou des affaires se donnent rendez-vous dans des soirées privées, loin des grands écrans. Au cœur de l’été, la question des invitations revient sur le devant de la scène. Le cadre décontracté des festivals a longtemps séduit des politiciens qui veulent se montrer et nouer des contacts. Mais ces derniers sont toujours plus nombreux à choisir de rester chez eux.

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Les récentes affaires romandes et les pratiques controversées de certains sponsors ont jeté un froid. Fini, par exemple, les vols entre Genève et Lugano pour les bons clients de La Mobilière avec, parmi les passagers, des élus fédéraux. Une pratique qui avait suscité la polémique en 2015. «En 2018, aucun parlementaire fédéral n’était présent lors des manifestations de La Mobilière au Locarno Festival. Ce sera le cas cette année aussi», affirme l’assureur bernois. Ce climat inquiète le président de la manifestation, Marco Solari: «Il y a certainement eu, par le passé, des comportements excessifs, et la presse a bien fait de réagir. Mais aujourd’hui, il ne faut pas exagérer dans l’autre sens. Et retrouver le bon équilibre.»

La peur que tout s’effondre

C’est qu’en matière de cadeaux, les mœurs ont considérablement évolué, observe le conseiller national Philippe Nantermod (PLR/VS): «Au début de ma législature, il m’est arrivé d’accepter des invitations. Après réflexion et vu l’état d’esprit qui prévaut aujourd’hui, j’ai désormais tendance à les refuser.» Sa motivation? La peur que tout s’effondre. «En politique, on peut tout perdre pour ce qu’on considérait comme une broutille sur le moment et qui, avec le temps, s’apparente à un acte de corruption.»

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L’élu valaisan a déjà eu la sensation de flirter avec la ligne rouge. «Je m’étais rendu à la soirée VIP de la Loterie Romande au Montreux Jazz en 2016, avant qu’un lien soit fait entre la loi sur les jeux d’argent et cet événement privé, raconte Philippe Nantermod. Je me suis senti vraiment mal à l’aise. Depuis, je suis beaucoup plus prudent.»

Frontière poreuse

En 2015, les bureaux des Chambres fédérales ont rappelé des recommandations datant de 2007 aux membres du parlement. Dans ce texte, il est précisé qu’il leur appartient d’apprécier si l’acceptation d’un cadeau ou d’un autre avantage porte ou non atteinte à leur indépendance. Mais il n’existe pas de somme limite définie par la loi. Le Code pénal stipule que l’acceptation d’avantages «de faible importance, conformes aux usages sociaux» n’est en principe pas passible de poursuites pénales. Mais les bureaux précisent aussi que «même des actes apparemment anodins peuvent tomber sous le coup de la loi».

Selon Martin Hilti, directeur de Transparency International Suisse, il faut toujours examiner le cas en cause. «Pour un festival, cela devient délicat, notamment si le ticket d’entrée est combiné par exemple avec une restauration généreuse, un paquet VIP, prévient-il. Je conseille à chaque entreprise de ne pas faire un tel cadeau et à un politicien ou agent public de le refuser.»

Distinguer l’acceptable de ce qui ne l’est pas relève du «bon sens commun», pointe le conseiller national Fathi Derder (PLR/VD): «Quand on ressent une gêne à admettre ce qui a été offert, c’est problématique. Un billet d’entrée oui, une chambre d’hôtel, non.» Habitué du Festival de Locarno, son homologue Matthias Aebischer (PS/BE) nuance sur la question de la nuitée: «Je dis toujours non aux invitations à l’hôtel, mais elles ne me paraissent pas scandaleuses dans les villes périphériques, comme Genève ou Locarno, depuis lesquelles il est impossible de rentrer chez soi avec le train selon l’heure.» A chacun sa sensibilité.

Stratagèmes des entreprises

Pour diminuer l’inconfort de leurs invités ou éviter un refus net, les entreprises prennent des précautions. D’abord, ne pas faire de cadeaux au-delà d’un certain montant. Un procédé qu’observe Daniel Rossellat, fondateur du Paléo Festival: «Les prestations offertes aux invités ne sont pas d’une grande valeur financière. Il faut compter 80 francs pour un billet et le reste dépend de ce qui est offert par le partenaire, cela peut aller de 120 à 200 francs, tout dépend s’il s’agit de cacahuètes, de canapés au saumon ou d’une coupe de champagne. Mais on ne dépasse jamais les 200 francs, ce qui est considéré comme un seuil psychologique.»

A la Fête des Vignerons, la question s’est posée, en raison du prix élevé de certains billets (jusqu’à 359 francs pour les spectacles du soir). Nombre de partenaires ont donc «choisi une catégorie de prix assez basse, parce qu’ils savaient que leurs clients ne pourraient pas accepter des invitations d’une valeur plus élevée», précise Marie-Jo Valente, directrice Communication et média de l’événement. Des billets premium sont toujours disponibles, selon les données du site web de la manifestation, contrairement aux entrées moins onéreuses. Partenaire de l’événement, la multinationale veveysanne Nestlé a multiplié les invitations, notamment pour différents journalistes. Contactée, elle ne donne aucun détail sur cette opération.

Quand la somme s’avère trop élevée – plusieurs sources mentionnent la limite de 200 ou 250 francs – les sociétés usent de stratagèmes pour éviter tout malaise. «Quand j’ai commencé ma carrière politique il y a huit ans, je recevais beaucoup d’invitations et tout était offert. Aujourd’hui, cela n’arrive quasiment jamais, note Matthias Aebischer. Les partenaires qui envoient les invitations font, pour la plupart, la réservation de la chambre d’hôtel sans payer la facture. Cette dernière reste à la charge de l’invité. Pour moi, c’est un peu trop prudent.»

Formulaire de consentement

Certaines entreprises ont mis en place des formulaires de consentement. Swisscom a notamment instauré ces outils. «Ces dernières années, Swisscom a renforcé certaines procédures, éclaire Christian Neuhaus, porte-parole. Quand une invitation va au-delà d’une certaine somme, l’invité doit faire signer une déclaration de consentement aux supérieurs de son entreprise ou de son institution. Cela crée de l’administratif supplémentaire, mais c’est une assurance pour les deux parties.»

Plusieurs invités nous ont confirmé recevoir ce type de documents. Il n’est cependant pas obligatoire. «Selon le Code pénal, la responsabilité de l’entreprise est engagée si elle n’a pas pris toutes les mesures d’organisation raisonnables et nécessaires, précise Martin Hilti, de Transparency Suisse. Elle est donc forcée, indirectement, d’établir des règles.»

Définir une réglementation et, parfois, redoubler d’imagination. La société lausannoise ELCA, qui fournit la solution de gestion de billetterie au Paléo Festival, propose à ses invités de payer l’invitation ou de faire un don à une œuvre caritative. «Nous convions des clients, amis ou partenaires qui peuvent décider librement de nous rendre visite au festival. Cette façon de faire est tout à fait usuelle», justifie la direction de l’entreprise. Formulaire à remplir, factures à payer sont autant d’obstacles qui peuvent pousser à renoncer aux invitations.

Extrême prudence

Si tous s’accordent à dire que les habitudes sont désormais plus saines, ils sont aussi nombreux à s’inquiéter de cette extrême prudence. «Beaucoup de politiciens décident de ne plus se montrer, estime le conseiller aux Etats Olivier Français (PLR/VD). Et la suspicion permanente tend à diminuer ces rencontres, qui sont pourtant importantes.» Idem pour Fathi Derder: «Il ne faut pas entrer dans une forme de paranoïa.»

Le modèle du partenariat se voit bousculer. Une situation délicate pour Claudine Amstein, directrice de la Chambre vaudoise du commerce et de l’industrie: «Les entreprises ont des paquets VIP parce qu’elles financent des manifestations, festivals ou événements sportifs, mais souvent elles n’arrivent pas à inviter.» Au point que la question a récemment été abordée au conseil stratégique de l’association.

«Les manifestations en souffriront, ajoute-t-elle. Les possibilités de se faire un certain réseau aussi. Il est normal qu’il existe des règles mais lorsqu’elles mènent à des refus systématiques, c’est problématique.» Jusqu’à mettre en danger des événements majeurs en Suisse? Le directeur du Festival de Locarno, Marco Solari, n’écarte pas l’hypothèse et balaie la part d’ombre qui colle aux politiciens: «Penser qu’un député se laisse corrompre par une invitation revient à insulter la fonction du parlementaire.»

«Même les petits cadeaux ne sont pas gratuits»

Professeure associée à la Faculté de droit, de sciences criminelles et d'administration publique à l'Université de Lausanne, Sandrine Baume partage son regard de théoricienne sur la transparence de la vie publique.

© DR
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Le personnel politique fait face à une demande de transparence accrue. Comment éviter le soupçon de corruption?

La frontière entre ce qui relève des tâches normales de représentation d’un politicien et ce qui relève d’actes répréhensibles n’est pas toujours complètement nette. C’est intéressant, car cela signifie que, dans chaque situation, le politicien doit se poser une question essentielle en démocratie: si j’accepte un avantage, cela va-t-il altérer mon jugement ou transformer mes comportements?

Se rendre à des événements, n’est-ce pas indispensable pour garder le contact avec la population?

Le pouvoir doit être incarné, en démocratie aussi. Par exemple, il important que les politiciens, notamment fédéraux, soient aussi visibles dans les régions périphériques. Participer à un événement peut donc relever d’obligations de représentation, en vue de resserrer les liens avec la société civile. La question de l’identité du donateur est ici cruciale: l’organisateur ou le sponsor? Ce n’est pas tout à fait pareil. Même les petits cadeaux ne sont pas gratuits. Le donateur espère toujours susciter une forme de bienveillance, même s’il n’y a pas de contrepartie explicite attendue.

Le parlement a établi des recommandations pour éviter toute forme de corruption. Or, en début d’année, Transparency International juge la situation médiocre dans un rapport…

Les recommandations adressées aux parlementaires ne sont, il est vrai, pas très contraignantes et, donc, placent l’acteur politique devant ses responsabilités. La marge d’interprétation est assez grande, et on peut imaginer que, selon les personnalités, il en soit fait usage de manière diverse. Le responsable politique doit se poser la bonne question, celle de son indépendance. Selon les recommandations des bureaux du Conseil national et du Conseil des Etats, les dispositions du Code pénal devraient être appliquées différemment, selon qu’ils s’agissent de parlementaires ou de membres d’autorités judiciaires ou administratives. A la différence des autres, les parlementaires sont aussi élus pour représenter certains intérêts. On pourrait en déduire une plus grande flexibilité à leur égard.

Est-ce suffisant pour obtenir un modèle plus vertueux?

On ne peut pas régler cela de manière homogène. Les situations sont particulières et doivent être examinées en fonction du risque que la perception d’un avantage fait peser sur l’indépendance des acteurs politiques. L’image du politicien est en jeu. Etre pris dans une affaire de corruption est très redoutable du point de vue de sa réputation. On le voit avec les partis politiques qui ont été ébranlés par les dernières affaires romandes. Le discours a changé, on anticipe davantage les critiques. La menace de la sanction électorale ou judiciaire transforme également les comportements et pousse à davantage de prudence.

5 millions

C’est la part des recettes du Festival de Locarno fournies chaque année par des entreprises privées sur un total de 13,2 millions de francs. «La somme est énorme», souligne son président, Marco Solari.