Comment j’ai fichu en l’air mon entreprise
témoignages
Des réunions visent à démystifier l’échec professionnel. Immersion dans une séance à Genève, pavée de confessions sur des gamelles monumentales

Comment j’ai fichu en l’air mon entreprise
Témoignages Des réunions visent à démystifier l’échec professionnel
Immersion dans une séance à Genève, pavée de confessions et autres ratés monumentaux
C’est le chaînon manquant entre les conférences TED et la thérapie de groupe cognitivo-comportementale. Nom de code: FuckUp Nights. Soit un mouvement constitué au Mexique en 2012 et qui s’est depuis mondialisé. Le concept, aussi surnommé «bières et échecs», se présente sous la forme d’une série de rencontres intimes, en comité généralement limité à une trentaine de personnes, durant lesquelles des entrepreneurs (trois par soirée) sélectionnés, souvent inconnus de l’auditoire, viennent raconter publiquement le plus cuisant revers de leur carrière. Ou plutôt résument les ressorts dudit fiasco professionnel, chaque intervenant ayant, en principe, moins de sept minutes pour s’exprimer. L’expérience décalée, traitée sur le ton de l’autodérision, est traditionnellement agrémentée de spiritueux légers. Voilà pour le décor.
L’échec en toute décontraction
La semaine dernière, la déclinaison genevoise (3e cuvée) de ce moment de convivialité arrosée s’est tenue à l’Impact Hub, derrière la gare de Cornavin. L’entrée étant libre, la salle était comble (une trentaine de convives, plutôt branchés et venus de tous horizons). Tour de chauffe des organisateurs de la soirée, Fanny Bauer et Réginald Bien-Aimé, partenaires dans la vie comme en affaires. La mise en scène se veut détendue. Bilingue français-anglais, son déroulement est ponctué du sous-titrage improvisé de Réginald Bien-Aimé. «Le succès, c’est être capable d’aller d’échec en échec sans jamais perdre son enthousiasme, disait Churchill», signale-t-il, écusson de super-héros sur le torse, un verre de bière à la main.
Premier intervenant: Alexandre Bugat, fondateur du site de livraison de repas à domicile Ptit Déj Ô Lit. La «confession» de son revers entrepreneurial s’avère peu retentissante. Tentative suivante, avec Emilie Salvaridis Thion, à l’origine du blog culturel My Big Geneva. «Je me suis ruinée à développer une application smartphone peu rentable. Et j’ai fait confiance aux mauvaises personnes. Ce qui m’a valu une année de procédure juridique. Cela vous convient comme big fuck up?» résume-t-elle, après avoir réprimé un sanglot. Emouvant. Le public salue le courage, autant que la prestation.
Les secrets du succès
Les deux premiers récits éclusés, Ronald Crawford, juriste anglo-saxon avec vingt ans d’expertise dans son domaine, entre en piste. «Je vais vous révéler le secret de mon succès», amorce-t-il, à contre-pied, dans sa langue maternelle. Cramponné à son micro, l’orateur projette des affiches de cinéma illustrant son propos.
«Ron» est l’ancien responsable des litiges (unité des contrefaçons) du club de football britannique Arsenal. «Le monde du ballon rond n’a pas son pareil. Le plus difficile dans ce business est d’y entrer. Une fois en place, vous avez l’impression d’être le roi de l’univers: tout le monde veut devenir votre ami. Naïf et orgueilleux, j’ai même fini par croire que j’étais devenu une célébrité», recontextualise-t-il.
A l’époque, ses activités en première division du circuit lui font nouer de nombreux contacts. «Chez Arsenal, tout le monde me répétait sans cesse que j’étais un crack», dit-il. La mésaventure de Ronald Crawford débute quand, encouragé par son entourage, il décide de quitter son employeur pour un cabinet d’avocats spécialisé dans la négociation de contrats sportifs.
«Je me voyais déjà comme le nouveau Jerry McGuire», ironise-t-il. Mais son rêve de ressembler un jour au personnage de cinéma, interprété par Tom Cruise, incarnant un agent des stars du sport américain, riche, beau et célèbre, vole rapidement en éclats. Egrainant ses diapositives (dix au total), «Ron» explique avec force détails comment il a fini par se faire gober par la galaxie du sport business. «J’ai appris que je ne faisais pas le poids face aux puissantes marques de football», souligne-t-il.
Quand quelques mois suffisent à ruiner sa réputation
L’erreur de «Ron»? Coire qu’en tant que nouvel indépendant il pouvait facilement faire de son ex-employeur l’un de ses principaux et fidèles clients. «J’ai dilapidé les centaines de milliers de livres sterling que l’on m’avait confiées pour décrocher des mandats, mes contacts ne m’ayant jamais payé pour services rendus», signale Ronald Crawford, exilé depuis en Suisse où il a rétabli sa réputation professionnelle. Et l’expert légal de préciser: «J’ai mis vingt ans pour peaufiner mon image et ma crédibilité dans le milieu en Grande-Bretagne. Mais il ne m’a suffi que de quelques mois pour tout saboter.» Echauffée par sa narration et les précédentes interventions, l’audience s’anime, s’emballe et finit par applaudir en rigolant. Puis, tirer de rideau, après une ultime session interactive de questions et réponses.
Chaque édition FuckUp Nights en Suisse (Genève, Lausanne, Zurich et, en mai, Berne) est financée par la vente de boissons sur place. Objectif, à terme: trouver des sponsors – une banque de la place voulant se porter candidate – afin d’élargir la catharsis aux people, sportifs ou autres artistes. Et essaimer l’esprit du fiasco décomplexé jusqu’à Neuchâtel, Saint-Gall, Bâle et Sion. «Nous avons même été approchés par une importante multinationale de la région pour adapter en entreprise ce concept», conclut Réginald Bien-Aimé.
«Une fois en place, vous avez l’impression d’être le roi de l’univers: tout le monde veut devenir votre ami»