«Le Temps» vous invite à venir prendre le pouls de l'économie suisse et mondiale le 2 février prochain à l'IMD, à Lausanne. Avec notamment la participation de Philipp Hildebrand, ancien président de la BNS, Guy Parmelin, conseiller fédéral chargé de l'Economie, et Marie-France Tschudin, numéro deux de Novartis. Informations et inscription à l'adresse: events.letemps.ch/horizon

Pénurie de talents, baisse du pouvoir d’achat, transformation numérique, nouvelles formes de travail… Les thèmes ne manquent pas à l’heure de rencontrer Jonas Prising, président et directeur général de ManpowerGroup, leader américain du placement et expert en ressources humaines. De passage à Davos, à l’occasion du Forum économique mondial, il pose son regard affûté sur les changements sans précédent que le monde du travail est en train de vivre.

Le Temps: Selon vous, allons-nous tous travailler quatre jours par semaine seulement d’ici cinq à dix ans?

Jonas Prising: Les jeux ne sont pas faits. Ce qui est là pour durer, c’est la notion de flexibilité avec une force vive travaillant de différentes manières, essayant de mieux combiner vie professionnelle et vie privée qu’auparavant. Il s’agit là du dernier héritage de la pandémie. Des sociétés sont en train de tester la semaine de quatre jours et les résultats sont quelque peu contrastés. Certaines sont très satisfaites de ce système et constatent que la productivité reste constante, voire s’améliore. Dans d’autres, la productivité baisse.

Mais nombre de salariés ont l’impression d’avoir encore plus de pression qu’avant la pandémie…

Il y a en effet un grand paradoxe. Si vous prenez une perspective historique, les gens travaillaient près de 70 heures par semaine au début du XXe siècle. La productivité s’est améliorée grâce à l’introduction de la technologie et des machines, tout d’abord dans l’agriculture, et puis il y a eu la révolution industrielle. L’évolution de notre temps de travail a toujours été accompagnée par la transformation technologique et l’innovation. Il faut donc mettre en place de nouveaux moyens pour que les quatre jours de travail ne se transforment pas en journées de dix à douze heures. Sinon, le processus aura plus d’effets négatifs que positifs.

Cette évolution est-elle en cours? Il y a une dizaine d’années, des rapports nous prédisaient une destruction massive des emplois à cause de l’évolution technologique et cela ne s’est pas passé.

Il y a 7 ans, ici même, toutes les discussions tournaient autour de cette question: qu’allons-nous faire de tous ces gens, ces centaines de milliers de personnes qui n’auront plus de travail? Sept ans plus tard, nous observons exactement le contraire. Ce qui a été sous-estimé, c’est que le travail du futur est déterminé par les travailleurs du futur. Ce n’est pas tant ce que la technologie peut faire qui détermine comment cela va se passer mais ce que nous voulons en tant qu’humains, ce que nous attendons de la technologie pour devenir plus productifs. Et nous avons finalement créé plus d’emplois plutôt que d’en éliminer. Car avec la technologie, vous pouvez créer de nouveaux produits, des services, miser sur les envies et les préférences des salariés, ce qui engendre de facto de nouveaux débouchés. Ce qui est sûr, à ce stade, c’est que la transformation technologique crée davantage d’opportunités qu’elle n’en détruit. Mais nous devons aussi nous souvenir que cette évolution a aussi ses limites. Des personnes perdent également leur travail ou n’apprécient pas son évolution. C’est un fait, les zones urbaines profitent plus du développement que les zones rurales, etc. La mondialisation est positive à un échelon global mais certaines personnes n’en bénéficient malheureusement pas. Nous ne devons pas l’oublier car cela peut créer des tensions.

Justement, le travail à distance ou à domicile n’est pas adapté à tous types d’emplois. Ne sommes-nous pas en train de créer de nouvelles formes d’inégalités?

C’est exactement ce que nous devons garder à l’esprit. Désormais, nous parlons sans cesse du travail à distance sans préciser que la majorité des travailleurs ne peuvent pas y recourir. Ils sont ouvriers, travaillent dans la santé, dans la restauration, les services… Cela pourrait mener à une nouvelle bifurcation entre gagnants et perdants parce que je suis certain que tout le monde souhaiterait avoir plus de flexibilité. Aux Etats-Unis, certains restaurants ferment désormais le lundi ou le mardi pour que leurs employés puissent avoir congé car c’est pour cette raison que les professions de l’hospitalité peinent à recruter. Si nous ne faisons pas attention à cela, nous allons élargir le fossé entre ceux qui peuvent avoir cette flexibilité, les professions dites «intellectuelles», et les autres.

Comment faire?

C’est très délicat. Mais je pense que l’évolution provoquée par la pandémie est inédite et qu’il va y avoir une certaine forme de réajustement. Malgré tout, la demande pour la flexibilité va perdurer et toutes les organisations vont devoir trouver des solutions pour que les gens puissent travailler de manière plus souple. Elles savent que l’évolution démographique joue contre elles.

Les entreprises se plaignent-elles de ne pas voir les gens revenir?

Cela devrait se normaliser avec le temps car, ne l’oublions pas, nous revenons d’une situation extrême où les gens n’avaient pas le droit de venir au bureau – et ils s’y sont habitués. Pour des raisons de culture, de collaboration, pour que l’entreprise fonctionne comme une équipe de sport, elle a besoin de faire revenir les gens physiquement. Si vous le faites et que vous maintenez des réunions Zoom, cela n’a pas de sens. Il faut repenser le travail au bureau pour lui donner du sens: je rencontre mes collègues, j’apprends, je collabore, je communique. Et quand je suis à la maison, c’est encore une autre approche.

En toute logique, la pénurie de personnel devrait accélérer l’automatisation et la numérisation des tâches.

Je pense que c’est ce qui va permettre aux entreprises, et à l’économie plus largement, de continuer à faire de la croissance en dépit de la stagnation démographique. Honnêtement, c’est pour moi la seule manière de continuer à générer de la croissance économique et à augmenter la productivité. Et c’est la technologie qui le permet. Je suis sûr que les entreprises vont continuer à investir dans ce sens. Mais je suis également convaincu que, de manière générale, cela va aider les employés à mieux faire les choses, de manière plus sûre et plus intéressante plutôt que de remplacer ou détruire leur emploi.

Les travailleurs tiennent le couteau par le manche mais en Suisse, ils perdent tout de même en pouvoir d’achat. Pourquoi n’utilisent-ils pas mieux leur nouveau pouvoir?

Tout le monde s’attend à ce que l’inflation se calme. L’augmentation des prix est très problématique quand les gens, les entreprises et les consommateurs pensent qu’elle va continuer. C’est vrai qu’actuellement, l’évolution des salaires réels est négative à cause de l’augmentation des coûts de l’énergie et de l’alimentation – c’était le contraire il y a encore deux ou trois ans. Si les gens ne manifestent pas dans la rue, c’est parce qu’ils pensent que cela va changer et qu’un meilleur équilibre va être retrouvé. C’est d’ailleurs ce que les banques centrales essaient d’atteindre. Il le faut car, sur le long terme, il n’est pas acceptable pour les employés de voir leur pouvoir d’achat baisser. Mais pour l’heure, c’est une conséquence de la pandémie et de la guerre en Ukraine.

Pendant des décennies, le rapport entre le capital humain et financier a été très déséquilibré. Est-ce que cela va enfin changer?

Je le crois en raison de l’évolution démographique. Vous venez de voir qu’en Chine, la population a commencé à décliner. Elle ne progresse plus en Europe et en Amérique. Ce que nous devons faire, c’est intégrer dans le marché du travail les personnes qui ne le sont pas et améliorer la formation et les compétences de celles qui y sont déjà pour élever leur productivité et leur permettre de s’épanouir dans leur carrière. D’ailleurs, je relève que, ces dernières années, les personnes qui ont le mieux réussi à faire progresser leur salaire, ce sont les «cols-bleus» parce qu’ils sont devenus difficiles à trouver.

Comment provoquer cette évolution que vous jugez cruciale?

Il y a 2 ou 3 ans, à Davos, il y a eu un rapport publié par l’OCDE qui disait qu’il fallait former ou convertir un milliard de personnes pour tirer profit de la technologie. Depuis, la plupart des grandes entreprises qui sont ici au Forum économique ont commencé à le faire de manière significative. Pour elles, c’est aussi intéressant car elles peuvent observer et suivre l’évolution technologique. C’est un peu plus compliqué pour les PME et les entreprises publiques dans lesquelles la majorité des gens travaillent. Mais j’ai été très rassuré par les réunions que j’ai eues ces jours avec les décideurs politiques ici au WEF. Il y a une prise de conscience et j’ai l’impression que des initiatives vont enfin être prises en compte. 2023 est d’ailleurs l’année des «talents» dans l’Union européenne.

Il est aussi impressionnant de voir le nombre de femmes dirigeantes qui sont présentes au WEF. Vous allez devoir rebaptiser Manpower?

Vous n’êtes pas la première à me poser la question. Nous considérons notre nom dans le sens d’être humain. Nous travaillons dans 75 pays et cela fonctionne très bien. Mes collègues aux Etats-Unis ont commencé à nous appeler «Womanpower». Alors, je ne sais pas comment cela va se terminer. Mais pour moi, c’est très ironique car l’histoire de Manpower a commencé il y a 75 ans après la Deuxième Guerre mondiale pour intégrer les femmes sur le marché du travail (10 millions en tout). Après le retour des hommes partis au combat, elles s’en sont trouvées exclues et notre activité a été fondée pour les aider à s’y insérer de nouveau.