L’émotion est la meilleure amie des chefs d’entreprise

Immersion L’IMD attire des cadres supérieurs à la recherche d’un management plus «humain»

Amputé de ses mains et de ses pieds, Jamie Andrew vient y parler de deuil et de résilience

Les vitres du bâtiment contemplent les monts enneigés du Chablais. Debout dans l’une des salles de l’International Institute for Management Development (IMD), Jamie Andrew raconte son drame et sa résurrection face à un auditoire d’une soixantaine de cadres supérieurs. Il décrit son ascension de la face nord des Droites, la mort de son compagnon de cordée, son sauvetage inattendu et spectaculaire, et la perte de ses mains et de ses pieds. C’était en janvier 1999.

L’Ecossais, qui a fait de ces conférences son métier, délivre son message avec humour, faisant glisser les images de sa tablette à l’aide de ses bouts de bras. Son message? La perte de son meilleur ami (Jamie Fisher) et celle de ses membres, Jamie Andrew les a dépassées en focalisant son attention sur ce qui lui restait: la vie, et un univers à défricher dans la redécouverte de son autonomie. L’homme fait preuve d’une capacité salutaire à s’appuyer sur son entourage. Il empile aussi les challenges. Dernièrement, le montagnard – qui court et skie sur ses prothèses – est arrivé à «un jet de salive» du sommet du Cervin! Tonnerre d’applaudissements.

Bienvenue au High Performance Leadership, un programme d’une semaine dispensé par l’IMD à des top managers par le psychologue américain George Kohlrieser, gourou du leadership et spécialiste de la négociation lors de prises d’otages. C’est autour de cette thématique du kidnapping que cet originaire de l’Ohio a bâti cette formation proposée sept fois par an en quatre lieux du globe. Le lien, l’attachement, la perte, le deuil, la «base» de sécurité sont les ingrédients clés de la construction métaphorique qu’il propose de la prise d’otages. Son système repose sur la théorie de l’attachement du psychologue anglais John Bowlby. «Ne pas s’attacher peut être une stratégie typiquement mâle», dit-il. Et d’évoquer Steve Jobs, feu le patron d’Apple, comme «un grand leader sur les marchés, mais qui avait beaucoup de peine à s’entendre avec ses semblables. Il était un enfant adopté, qui n’a vu son père biologique qu’une seule fois. Peut-être ce manque l’a-t-il empêché de se lier aux autres», imagine George Kohlrieser.

Claudiquant, saluant, tapant sur les épaules des cadres indiens, chinois, finlandais, etc., invitant chacun à se prendre dans les bras – «le cauchemar du cadre», rigole-t-il –, George exhorte les participants à creuser en eux-mêmes et à se livrer. «Quels furent vos pires échecs?» demande-t-il. «Ceux qui nous ont répondu par écrit qu’ils n’en avaient jamais subi ont été invités à bien y réfléchir, autrement, ce cours n’est pas pour eux», avertit l’ancien négociateur de police du Middle West. Drillés, forcés de régulièrement changer de groupe pour éviter le confort d’une équipe connue, les managers – qui paient 13 500 francs chacun pour cette expérience – apprennent à mettre des mots sur leurs émotions. «Ce n’est pas une chose commune chez eux», commente Jean-Pierre Heiniger, l’un des neuf coachs de la session. Ce sont des personnages publics, responsables de grandes équipes ou de multinationales. «Ils viennent d’un monde où il faut être performant et où cela est prouvé par des résultats chiffrés, résume-t-il. Les participants sont ici pour améliorer leur intelligence émotionnelle, pour être plus attentifs aux besoins humains dans leur travail.»

Divorces, perte d’un travail, humiliations; les maux de la vie ou du labeur trouvent dans les salles feutrées de l’IMD un exutoire. Et les gens en redemandent. C’est le cas d’Andras Incze, 52 ans, patron d’une PME bâloise. Lors d’une précédente séance de travail organisée par l’IMD, George avait mis en scène l’emprisonnement mental d’Andras, héritage, selon les dires du second, d’une famille hongroise dépossédée par le communisme. «Des gens me retenaient. J’ai dû me défaire de leur emprise pour rejoindre un groupe qui me tendait les bras. Je me suis libéré de quelque chose», raconte Andras.

Jeux de rôle, mises en situation, discussions: le programme recrée le microcosme d’une entreprise. «George en serait le PDG, les coachs, des managers, et les participants, des employés, résume Jean-Pierre Heiniger. Les petits groupes sont des bases de sécurité. Ils constituent les équipes, qui sont les unités de base du travail contemporain, là où se prennent la plupart des décisions. La méthodologie utilisée se réfère à la psychologie sociale. Nous répliquons un univers du travail qui est devenu sophistiqué – et non plus simplement pyramidal –, où les gens ont envie de s’engager et de participer.»

Qu’est-ce qu’un bon leader? George Kohlrieser décrit un homme en contact avec ses émotions, ouvert, à l’écoute, capable de créer des liens, de recevoir la critique, mais aussi d’accepter l’idée de l’échec et de la perte, sans quoi la prise de risque ne peut avoir lieu. «Le grand leader propose de la douleur et les gens en redemandent, car ils voient le bénéfice qu’il y aura à faire des efforts», assure le psychologue.

*«Négociations sensibles. Les techniques de négociations de prises d’otages appliquées au management», George Kohlrieser, Village Mondial, 2007.

«Ils viennent d’un monde où il faut être performant et où cela est prouvé par des résultats chiffrés»