Malgré la fin du télétravail obligatoire, voir le bureau à moitié vide
Coronavirus
Bien que la recommandation de travailler à domicile ait été levée en Suisse, beaucoup d’employés télétravaillent encore. En cause: l’incertitude sanitaire, la stratégie très progressive des entreprises, mais aussi une remise en question de la place du travail dans nos vies

Ce retour au bureau, certains l’imaginaient agité, motivant, presque triomphant. Mais pour beaucoup, il n’a jamais vraiment eu lieu. Car la reprise sur site se fait, pour nombre d’entreprises, au compte-goutte. Les bureaux sont par conséquent à moitié vides. Ou à moitié plein, c’est selon.
Les chaises inoccupées s’expliquent par de multiples raisons: la flexibilité de certains employeurs, la mise en place de tournus, la vulnérabilité de certains employés, les doutes qui en traversent d’autres. Les travailleurs frontaliers, aussi, bénéficient encore d’une suspension du règlement qui leur interdit de travailler plus de 25% hors de la Suisse – à moins d’être assujettis aux assurances sociales de leur pays.
«Emmener mon fils à l’école, ça n’arrivait jamais»
Estelle*, frontalière, travaille dans une multinationale. Elle bénéficie de cette exception. Avant la crise, elle rêvait de pouvoir faire un peu de télétravail. Aujourd’hui, son entreprise, très prudente, n’a pas encore rouvert. Ce qui arrange beaucoup cette mère de deux enfants: «Je n’ai plus à faire deux heures de trajets, et je peux aller chercher mon fils à l’école et continuer à travailler sans que ce soit toujours le stress. Je ne souhaite pas du télétravail à 100%, mais cette période a été un soulagement sur certains points. Quelque chose d’aussi basique que d’emmener mon fils à l’école le matin n’arrivait jamais avant.»
La prudence des entreprises est à l’origine de bien des bureaux «clairsemés». Ainsi, au sein du groupe Pictet, près de 50% des 2800 employés de Genève travaillent de nouveau au bureau. «Nous avons adopté une approche progressive et prudente de retour au bureau, qui prend en compte en premier lieu la santé et la sécurité des collaborateurs, y compris la situation personnelle de chacun», détaille le porte-parole, Frank Renggli.
Autre domaine, situation similaire: à la RTS, peu de gens sont de retour au bureau à 100%, sachant que les équipes s’alternent, précise Christophe Minder, porte-parole. Une bonne moitié des 1800 collaborateurs sont encore à la maison. «Si certains ne se sentent pas en sécurité malgré nos mesures sanitaires, nous ne leur imposons pas de revenir et cherchons avec eux d’autres solutions», développe le porte-parole. L’entreprise n’observe pas de réticences quant au retour, mais la grande majorité du personnel dit souhaiter continuer à télétravailler partiellement après la crise.
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Quand il ne s’agit pas de la prudence des entreprises, il peut s’agir de celle des travailleurs. «On se demandera toujours si c’est le bon moment de revenir au bureau, estime Mathieu Golano, psychologue du travail à la Clinique du Travail à Morges. Quand on voit que le nombre de cas augmente à nouveau dans certains pays, y compris en Suisse, on s’interroge. Il est probable qu’on n’ait jamais vraiment de réponse tranchée.»
L’occasion de réévaluer les priorités
Mais outre la question sanitaire et organisationnelle, certaines hésitations ont des causes plus profondes. Mathieu Golano, qui recevait des appels d’employés pendant cette période de crise, l'atteste. Certaines entreprises ont en effet mis en place une hotline d’aide interne ou externe pour leurs salariés. «Chez une majorité de ceux qui téléphonaient, cette période a créé un profond questionnement sur le sens du travail et la place qu’il tient dans la vie privée, rapporte-t-il. Pour certains, ça a été l’occasion de réévaluer leurs priorités. Ils voyaient par exemple un dossier urgent passer en second plan, et réalisaient que la réalité professionnelle pouvait changer en un claquement de doigts.»
Il ne faut pas remettre cette réflexion sur la manière de travailler à plus tard, ce ne sera jamais le moment. Il faut le faire maintenant, en trame de fond de cette reprise
La perspective de la reprise de nos interactions sociales joue aussi un rôle. «Certains n’ont pas envie de se jeter de nouveau dans la «mêlée», d’avoir du monde autour d’eux, note Françoise Christ, consultante en entreprise en Suisse romande. Pendant cette période, ils se sont créé une sorte de bulle et une nouvelle manière de fonctionner, dans laquelle ils se sentent plus au calme. Et prendre les transports, qui sont souvent nécessaires pour revenir au travail, inquiète aussi les personnes vulnérables.»
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Car cette période a aussi beaucoup remis en question la pertinence de certains déplacements. Marc-Antoine*, cadre dans l’administration publique, fait tous les jours une heure et quart de trajet pour relier Neuchâtel à Berne. «En télétravail, je peux me lever plus tard, faire du vélo à midi par exemple, et le soir je suis déjà sur place quand je m’arrête.» Il ne souhaite donc ni pour lui ni pour ses collaborateurs un retour à 100% en présentiel. «L’idéal serait le modèle 60%-40%, soit trois jours au bureau et deux à la maison», estime-t-il. Voir un bureau peu occupé ne lui fait pas peur: «Les collaborateurs jouent le jeu et nous échangeons beaucoup, par mail et surtout vidéo, que je privilégie pour une meilleure qualité de communication.»
Fixer une date
Mais lorsque le retour tarde faute de motivation, comment donner l’envie de revenir? Pour Françoise Christ, donner une date formelle peut aider. «Cela permet de se préparer mentalement à revenir. Ceux qui ont des craintes, en particulier, ont besoin de ce temps-là.»
Pour apaiser les peurs, il s’agit d’abord de réaménager les bureaux pour répondre aux recommandations sanitaires et minimiser les risques. Mais pour motiver au retour, une communication active est aussi nécessaire. «Il ne suffit pas de communiquer sur le retour une seule fois, à la fin d’une newsletter, avance Mathieu Golano. Il faudrait plutôt faire un point régulier sur les exigences et les options possibles pour les collaborateurs.»
Le dialogue doit se poursuivre ensuite, sur site. «Nous sommes dans une phase post-traumatique, rappelle Françoise Christ. Il faut dialoguer, comprendre la motivation de ceux qui voudraient rester à la maison. Si c’est parce qu’ils se concentrent mieux et que du télétravail partiel plus durable est envisageable, il faut refaire un contrat qui définit pourquoi il est mis en place. Cette période est l’occasion d’ajuster les besoins individuels aux besoins collectifs.» Mathieu Golano est aussi de cet avis: «Il ne faut pas remettre cette réflexion sur la manière de travailler à plus tard, ce ne sera jamais le moment. Il faut le faire maintenant, en trame de fond de cette reprise.» Des changements qui permettront de voir le bureau à moitié plein plutôt qu’à moitié vide.
* prénoms d’emprunt
Editorial: Coronavirus et travail: l’opportunité de changer
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