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«Mieux séparer vie privée et professionnelle aide à déconnecter»

Nos modèles de travail mêlent de plus en plus vie privée et vie professionnelle. Mais la professeure Franciska Krings a souligné lors d’un congrès cette semaine à Lausanne les conséquences néfastes que peuvent avoir l’abolition de ces frontières

Ceux qui peuvent exercer depuis leur domicile sont plus satisfaits au travail, mais ils ont davantage de peine à concilier vie privée et vie professionnelle.
Ceux qui peuvent exercer depuis leur domicile sont plus satisfaits au travail, mais ils ont davantage de peine à concilier vie privée et vie professionnelle.

La flexibilité: le mot est sur toutes les lèvres depuis la crise du coronavirus, souvent évoquée comme un prérequis côté employé au moment de trouver un poste et, côté employeur, comme une promesse de politique d’entreprise attractive.

Et pourtant. Il s’agit de ne pas simplement louer les modèles flexibles, en matière de lieu (télétravail) et de temps (horaires libres), mais aussi d’avoir conscience de leurs limites. L’enjeu a été souvent rappelé lors du 10e Congrès HR sections romandes. Un rendez-vous bien connu du secteur, qui se tenait cette semaine à l’Université de Lausanne et rassemblait quelque 350 participants. Son thème? «Société en mutation: quels impacts sur la relation au travail?» abordé sous forme de conférences et d’ateliers, chapeautés par l’experte en ressources humaines Maria Anna Di Marino, en collaboration avec des représentants cantonaux des associations des professionnels du milieu.

L’impact des technologies

Ceux qui peuvent exercer depuis leur domicile sont globalement plus satisfaits au travail, mais ils ont davantage de peine à concilier vie privée et vie professionnelle, a ainsi rapporté Rafael Lalive, professeur ordinaire d’économie appliquée à HEC Lausanne et spécialiste du marché du travail, citant les chiffres du panel suisse des ménages lors d’une présentation.

«Cette question de séparation des deux sphères n’est pas nouvelle, mais l’importante utilisation des technologies à la maison représente un élément nouveau», a pour sa part avancé Franciska Krings, professeure ordinaire en comportement organisationnel à HEC Lausanne, en introduisant sa conférence nommée «Utilisation des outils technologiques et récupération: séparer ou intégrer le travail et la vie privée?»

Lire également: Avec le télétravail et la pandémie, la question du droit à la déconnexion revient

Mais s’il est aujourd’hui de bon ton de prôner une souplesse, en effet arrangeante, qui permet d’amener son enfant à l’école ou de finir un dossier clé dans la soirée, Franciska Krings a rappelé, études scientifiques à l’appui, les possibles effets négatifs d’une frontière poreuse. Elle revient pour Le Temps sur ces données que l’on préfère souvent ignorer.

La flexibilité semble devenue une sorte de graal dans le monde du travail depuis la pandémie. Mais les études que vous citez montrent que les technologies et la flexibilité ont un effet à double tranchant.

Oui. Les outils technologiques facilitent évidemment le travail, la communication et permettent plus de flexibilité dans notre organisation. Mais en même temps, on ressent une forme de contrôle et la pression d’être atteignable et réactif aussi en dehors des heures habituelles. C’est ce qu’on appelle la «laisse digitale», dont on peine à se défaire.

Or on sait que ce sentiment risque d’altérer la capacité à se détacher psychologiquement du travail, qui est pourtant l’un des facteurs clés pour éviter l’épuisement et retourner au travail en étant frais et motivé. Et les études montrent que ce détachement est favorisé par des politiques où la vie privée et la vie professionnelle demeurent clairement séparées. Plus la culture de segmentation est forte, plus le détachement psychologique du travail l’est aussi. On voit que la majorité des individus préfèrent ce modèle et que les cultures d’entreprises sont plutôt tournées vers la séparation également.

Vous parlez aussi d’un paradoxe: l’utilisation de l’ordinateur ou du téléphone à des fins professionnelles en dehors du travail empêche de se détacher du travail, et les employés le constatent bien. Pourtant, ils ne veulent pas de restrictions à ce niveau-là. Comment l’expliquez-vous?

Comme souvent, on sait ce qu’on devrait faire, donc déconnecter, mais on fait tout l’inverse quand on est sous pression et stressés. Il y a une vraie résistance à la restriction des outils technologiques: on veut continuer de pouvoir accéder à sa messagerie en dehors des heures de bureau, à un groupe WhatsApp professionnel, à un logiciel, et ce pour pouvoir rester flexible. On connaît tous cette tentation de renoncer à aller faire du sport en soirée par exemple pour terminer un rapport qui est source de stress. Alors que les activités physiques sont aussi l’un des éléments essentiels à la récupération.

Vous positionnez-vous donc contre le télétravail, pourtant devenu pour beaucoup d’entreprises la norme à temps partiel?

Non. Je pense qu’on a vu les avantages du télétravail et qu’on ne peut plus vraiment revenir en arrière maintenant, il faut conserver cette possibilité d’autonomie. Mais il y a d’autres leviers d’action pour éviter de trop brouiller les frontières, comme la sensibilisation à l’importance de ce détachement psychologique ou l’encadrement du télétravail avec des outils «intelligents», qui permettent par exemple d’avoir accès à un rapport que l’on souhaite vraiment boucler, mais de bloquer la messagerie professionnelle en dehors des heures de bureau. Cela permettrait aussi d’éviter de mettre sous pression un collègue qui recevrait un message alors qu’il se repose.

Croyez-vous qu’il faille une nouvelle législation? Certains pays proches de nous ont instauré un droit à la déconnexion. En France, il a été reconnu en 2017 et stipulé qu’un salarié est en droit de ne pas être connecté aux outils numériques professionnels hors des horaires de travail.

Je crois que ce genre de loi n’arrivera jamais en Suisse. Nous sommes trop libéraux pour prendre une telle décision.

Au bureau et à domicile, y a-t-il d’autres façons de favoriser la déconnexion quand elle est nécessaire?

Il est possible de développer des stratégies comme les micro-pauses de dix minutes pendant la journée. Il faut aussi sensibiliser au fait que la pause de midi doit représenter un vrai moment de récupération. La recherche montre que la contrainte de devoir toujours manger avec ses collègues peut avoir pour conséquences de retourner travailler encore plus stressé qu’avant le repas. Il faut pouvoir dire non sans que ses collègues ne s’en trouvent fâchés.

Il faut aussi mettre en place des endroits pour déconnecter sur le lieu de travail même, comme une salle de repos. Un parc à proximité du bureau aide aussi. Cela peut sembler naïf, mais des études montrent que la nature joue un rôle important pour déconnecter du travail.

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