Le monde du travail se réinvente au pas de charge

Innovation L’avenir nous réserve souplesse et liberté de mouvement

L’entreprise ne sera plus le passage obligé pour faire carrière

En cinquante ans à peine, la majorité de la population mondiale est passée de l’absence d’information directe à la maîtrise de toute l’information du monde par le biais d’Internet. L’homme symbiotique est aujourd’hui une ­réalité, de même que le robot intelligent.

Ces révolutions digitales qui touchent toutes les strates de notre civilisation sont également en passe de bouleverser nos pratiques professionnelles. En Suède, sous prétexte de faciliter le quotidien, la société Epicenter a équipé 450 salariés d’une puce électronique sous-cutanée. Les employés n’ont ainsi plus besoin de badges ou de cartes magnétiques pour pénétrer dans les locaux ou utiliser la photocopieuse. Un simple geste de la main suffit.

Certains experts entrevoient même la fin du salariat tel qu’on le connaît aujourd’hui. Selon le spécialiste des technologies numériques Jean-Emmanuel Ray, l’esclavage aura duré 8000 ans, le servage 800 ans et le salariat risquerait fort bien de ne durer que 200 ans!

Dans un futur pas si lointain que nous prédisent Sandra Enlart et Olivier Charbonnier, auteurs du livre A quoi ressemblera le travail demain?, se déplacer vers son lieu de travail ne sera plus la norme mais l’exception. Grâce au cloud computing, cette pratique qui consiste à externaliser notre mémoire de stockage vers des «fermes d’ordinateurs» lointaines, il deviendra possible de produire partout, à tout moment, en toute légèreté, sans avoir besoin de s’organiser au préalable. Les individus auront accès à leur bureau depuis n’importe quel terminal. Prendre la voiture ou les transports en commun pour aller au travail sera considéré comme une aberration archaïque, d’un point de vue tant environnemental que logistique.

Si la dématérialisation de nos espaces de travail semble relever plus de la science-fiction que de la réalité, elle n’est pourtant pas si éloignée de notre quotidien. Le télé­travail préfigure déjà cette évolution. Aux Etats-Unis, la plate­forme d’outsourcing oDesk, qui réunit plus de 10 millions de spécialistes indépendants œuvrant depuis le monde entier, est devenue leader. A ce jour, 4 millions d’entreprises délèguent leurs tâches à ces free-lancers avocats, ­designers, assistants virtuels ou encore community managers sélectionnés en fonction de leur rating, la note reçue lorsqu’un projet est terminé.

Par ailleurs, la génération de demain n’acceptera plus de travailler dans un environnement normatif. Elle ne se rendra au bureau que s’il est un moyen (salle de réunion, équipement bureautique) dont elle a besoin pour produire, et non plus pour se conformer aux injonctions d’un chef ou aux horaires stipulés dans le règlement intérieur de l’entreprise. Celle-ci ne sera d’ailleurs plus le passage obligé pour faire carrière et être reconnu socialement. En effet, les digital natives développeront systématiquement une e-notoriété qui ressemblera fort à ce que l’on appelle aujourd’hui l’employabilité.

En contrepartie de cette souplesse et cette liberté de mouvement, la frontière entre vie privée et vie professionnelle sera toujours plus poreuse. En effet, s’il y a encore quelques années il suffisait de fermer la porte de son bureau pour être tranquille, combien d’employés savent «couper le robinet numérique»? La nature même du contrat de travail qui fonde aujourd’hui la relation ­employeur-salarié devra être repensée.

Sandra Enlart et Olivier Charbonnier prédisent également la métamorphose des casques à ondes cérébrales en outils sophistiqués d’aide à la conception. De la même manière qu’un homme amputé est capable aujourd’hui de contrôler ses bras bioniques par la pensée, la génération future utilisera ses ondes cérébrales pour projeter des images de plus en plus précises.

Autre mutation majeure qui guette l’univers du travail: la «gamification». Soit le transfert des mécanismes du jeu vidéo dans des situations de travail afin de rendre ce dernier plus ludique. Le but? Stimuler la motivation et la productivité des salariés grâce à un système de scores et de récompenses.

L’intronisation du jeu dans l’entreprise, une bonne nouvelle pour les employés? Pas sûr. Il suffit de se remémorer l’exemple de Google en Suisse, dont l’aménagement des espaces de travail à la façon d’un vaste terrain de jeu a été salué dans un premier temps par les observateurs. Mais des voix se sont vite élevées parmi les salariés pour signaler que prendre un toboggan pour aller déjeuner n’était pas nécessairement agréable et qu’une réunion dans une cabine de téléphérique n’était pas toujours stimulante.

En outre, si la transformation de notre environnement de travail gris et cloisonné en espaces e-cool colorés semble a priori être la panacée pour les salariés avides de distractions, elle profiterait en réalité avant tout aux employeurs. Olivier Mauco, docteur en sciences politiques et spécialiste des jeux vidéo, rappelle que le jeu était déjà un élément de contrôle social dans les rites primitifs. Adriano Brigante, auteur du blog Masse critique, explique quant à lui que la gamification n’est qu’une technique de dressage canin appliquée au monde du travail. Un chien n’obéit-il pas instantanément à l’ordre qui lui est présenté sous la forme d’un jeu? De plus, la ludification du travail permettrait le contrôle assidu des performances des salariés (en comptant leur score par exemple). Enfin, elle ne serait qu’une forme déguisée de contrainte. Le jeu n’est-il pas capable de retenir et d’orienter notre attention, parfois même jusqu’à l’addiction? La phrase du sociologue Frédéric Lordon trouve ici toute sa pertinence: «Le capitalisme est encore porteur d’un potentiel dont on n’a pas vu le bout.»

Les nouvelles technologies vont-elles améliorer nos vies ou, à l’inverse, les régenter et prendre le pouvoir? Pour le cabinet Gartner, les machines intelligentes et les logiciels auront remplacé un emploi sur trois dans le monde d’ici à 2025. Un reportage de NBC News prédit par ailleurs que tous les citoyens seront équipés d’une identité biométrique en 2017 qui comprendra l’insertion d’une micropuce sous-cutanée. En outre, la dimension totalitaire que porte en elle la gamification inquiète à juste titre. Pour Sandra Enlart et Olivier Charbonnier, le digital est une révolution à laquelle nous devons nous adapter. Il nous revient donc d’écrire l’avenir et de définir individuellement et collectivement la place laissée au numérique. Un nouveau «contrat social», en somme.

Les machines intelligentes auront remplacé un emploi sur trois dans le monde d’ici à 2025