Jean-Pierre Lehmann: Toute révolution technologique a des conséquences sociales, plus ou moins positives. Celle-ci en aura pour les femmes, notamment celles qui peuvent accéder au leadership. Professionnellement, elles vont pouvoir se libérer, comme la pilule les a libérées des grossesses non désirées. Dans un environnement traditionnel, les femmes travaillent sur des modes conçus pour et par des hommes. Or, celles qui sont promises à une brillante carrière y renoncent trop souvent en raison de la charge qui pèse sur leurs épaules. Les hommes n'ont pas à faire ce choix. Un cadre supérieur n'a aucun problème à être à la fois père et mari. Aujourd'hui, grâce aux nouvelles technologies, nos structures de travail peuvent se recomposer. Dans certains domaines, il n'est plus indispensable de se rendre à son bureau pour agir, donner des ordres et rester en contact avec l'entreprise. Les hommes ou les femmes ont la possibilité matérielle de travailler à la maison, d'assouplir leurs horaires, d'instaurer un réseau de famille où le partage des tâches devient réel.
– Vous ne rêvez pas un peu?
– Je reconnais que pour en arriver là il faut un vrai changement des mentalités. Ce changement passe par l'éducation, celle des garçons notamment. Un témoignage personnel: si je pars quelques jours travailler ailleurs, chez moi par exemple, je reste quotidiennement en contact avec l'institut, j'envoie et reçois des messages, je travaille neuf heures par jour. Pourtant, mes collègues posent encore la question: «Lehmann est en vacances?» ou bien «Il est en voyage?», simplement parce que je ne suis pas à mon bureau. Il est encore difficile de faire admettre que l'on puisse travailler virtuellement dans l'entreprise, même dans un environnement ouvert et privilégié comme le nôtre.
– Que faites-vous du contact humain?
– La technologie ne remplacera jamais l'humain. Les «brainstorming» collectifs, les idées nouvelles, les conversations, tout cela ne pourra se faire sans contact direct. Mais justement, le bureau devient le lieu où l'on consacre du temps à ces contacts sociaux.
– Pour quelles raisons les femmes sont-elles encore aussi peu nombreuses à être des leaders? D'ailleurs, elles ne représentent que 20% des participants aux programmes MBA de l'institut.
– Cela n'a rien à voir avec l'intelligence, le talent ou de présumées qualités masculines. A l'université elles font aussi bien, voire mieux que les hommes. Quant aux programmes MBA, ils demandent, durant une année, un investissement énorme, où tout doit être sacrifié, y compris la famille, et l'âge moyen des candidats est de 35 ans. On manque donc de candidates. Je vois dans cette faible représentation, d'une part, le fait que le monde des affaires, plutôt conservateur, s'est longtemps préservé des pressions sociales, contrairement au secteur public ou à celui de la santé. Les schémas traditionnels y sont courants: la secrétaire est une femme, le boss est un homme. D'ailleurs, je pourrais citer des exemples d'entreprises, en Suisse, où des cadres féminins qui ont accédé graduellement au sommet de la hiérarchie ont dû démissionner parce que les hommes refusaient d'être dirigés par une femme. D'autre part, en matière de recrutement et de promotion, on fait encore appel à ce que j'appelle les réseaux de «vieux garçons». En Grande-Bretagne, c'est celui des «public schools», en Suisse, celui de l'armée. Enfin, à titre d'anecdote, le monde des affaires est encore un monde machiste où les contacts se nouent aussi à travers le sport, les bars, etc.
– Comment les femmes peuvent-elles s'imposer davantage dans l'économie? Par les quotas?
– Certainement pas par les quotas qui les réduiraient à un alibi. Les entreprises, le monde de l'économie en général, ont aujourd'hui une responsabilité sociale. Démographique même. Les plus avancées vont comprendre que la créativité et le dynamisme dont elles ont besoin passent par l'homogénéité des genres.
Propos recueillis par Sophie Tamool-Bourquin
* Frances Cairncross, The Death of Distance, Orion, Nov. 1997.