Pénuries de talents: une opportunité de (re)négocier son salaire?
Rémunérations
Malgré la forte demande voire la pénurie dans certains secteurs en cette année de crise, les salaires sont peu susceptibles d’augmenter en Suisse. Mais une négociation peut se faire de façon individuelle lors d’un entretien d’embauche

Cadre dans l’informatique, ingénieur(e), infirmière… vous rêviez de voir votre salaire augmenter cette année, en réaction à la pénurie, ou tout du moins à la forte demande de profils comme le vôtre, que vit votre secteur?
Tout n’est pas si simple. D’abord, les négociations salariales pour 2022 n’affichent pas de clairs «gagnants» dus à la crise, même si certains hôpitaux et certaines banques révèlent bien une augmentation à plus de 0,8%, et des sociétés comme Migros une revalorisation de leur salaire minimum. Mais ces exemples font plutôt figure d’exception. «En 2022, il faut s’attendre à une hausse des prix autour de 0,8%, détaille Daniel Lampart, premier secrétaire et économiste à l’Union syndicale suisse. L’augmentation des salaires est dans la majorité des secteurs égale ou inférieure à ce taux et par conséquent consommée par l’inflation, ce qui équivaut à une diminution réelle du pouvoir d’achat.»
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Daniel Lampart nuance aussi les pénuries tant annoncées: «Nous sommes loin de la fin des années 1980 où les entreprises devaient embaucher des candidats qui n’avaient vraiment pas le profil et les former en poste.»
La Suisse, un pays à part
Pénurie de talents ou non, les salaires en Suisse ne devraient pas connaître de hausse salariale importante et globale, complète Florian Ielpo, responsable de la macroéconomie chez Lombard Odier Investment Managers. «En Suisse, nous n’avons pas stimulé fiscalement notre économie autant qu’en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, limitant l’ampleur du choc auquel nous sommes confrontés aujourd’hui au niveau de la demande. Une hausse de la productivité peut se traduire soit par des hausses des salaires, soit par une appréciation de la monnaie du pays – en Suisse, c’est la monnaie qui a tendance à l’emporter. Nos efforts de productivité sont globalement captés par notre franc fort, et non par nos salariés.»
Dans ces conditions, «pour que le petit miracle suisse continue», la Suisse ne peut pas se permettre de hausser beaucoup les salaires, sinon les produits suisses deviendraient moins compétitifs à l’étranger. «Si nos salaires augmentent, ce sera entre 0,5% et 1% de moins que dans la zone euro, et encore beaucoup moins qu’en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis», précise Florian Ielpo.
Pas de hausse généralisée, donc. Mais les candidats qui évoluent dans des secteurs à forte demande peuvent-ils jouer la carte de la pénurie pour négocier ou renégocier leur salaire?
En poste, le procédé est plus que délicat, estime Alain Salamin, consultant en rémunération, rappelant d’abord que dans le public et le parapublic, il n’y a pas vraiment de négociation possible. «Mais même dans le privé, il y a un budget d’augmentation des salaires: si un cadre vous augmente beaucoup, il va devoir réduire les augmentations de quelqu’un autre. Au moment d’une promotion par contre, il y a une ouverture pour une augmentation plus significative.»
Une argumentation basée sur des faits
Le cahier des charges d’un professionnel aux compétences rares peut cependant ne plus être à jour, note Anthony Caffon, directeur à Genève du bureau de recrutement Michael Page. «Dans ce cas, un état des lieux très factuel des responsabilités et compétences peut tout de même servir d’argument pour une augmentation.»
A ne surtout pas faire en poste? Le «coup de l’utimatum», ou menacer de quitter l’entreprise si l’augmentation ne vient pas rapidement. «Ce presque chantage peut avoir un impact sur la relation humaine avec l’employeur. S’il accepte peut-être de céder dans un premier temps, la confiance risque cependant d’être brisée», prévient Anthony Caffon.
Lors d’un entretien pour un nouveau poste par contre, la période peut bien représenter une opportunité. Jeudi, une étude de Von Rundstedt montrait qu’en 2021 35% des personnes ayant retrouvé un emploi ont pu augmenter leur salaire, 42% le conserver à un niveau stable et 23% ont dû accepter une baisse de leurs rétributions. «Des arguments d’équité externe peuvent être avancés», croit Alain Salamin. Soit des données sur le marché actuel et la rémunération de personnes qui exercent des emplois similaires dans d’autres organisations. En utilisant par exemple, même si l’outil est parcellaire, Salarium, le calculateur statistique de salaires de la Confédération suisse. «L’inflation est un autre argument concret, puisqu’il touche au pouvoir d’achat», ajoute-t-il. Anthony Caffon conseille cependant de formuler une fourchette salariale et non un chiffre fixe, pour montrer sa flexibilité.
On peut essayer par ailleurs de négocier sur d’autres dimensions que le salaire. Mais rien ne sert de le tenter si elles ne correspondent pas à la politique de l’entreprise. «Demander quatre jours de télétravail par semaine alors que l’organisation vient d’en instaurer deux n’a pas de sens, juge Alain Salamin. Il faut toujours argumenter là où la personne en face de nous détient une marge de manœuvre.»
Les risques d’une telle approche
Car la prudence est de mise: en matière de négociations, la subtilité est reine. «Plus il s’agit de postes spécialisés, dans le domaine IT ou technique par exemple, moins les entreprises ont le choix à l’embauche. Mais si notre profil n’est pas unique, ce qui n’est pas toujours facile à évaluer, et que notre approche est arrogante, le poste risque bien de nous échapper», avertit Alain Salamin.
Une dimension que souligne aussi Anthony Caffon: «Il faut faire valoir sa confiance en soi et ses compétences très demandées, mais sans risquer de couper court à toute discussion. Dans une nouvelle entreprise, on ne nous connaît pas encore. Quand les critères pour une candidature ne semblent que financiers, c’est très mal perçu.» Et de conclure: «Mieux vaut faire une demande un peu à la hausse mais sans forcément insister sur ses raisons. Les employeurs savent très bien quelles compétences sont rares et ce qu’elles peuvent impliquer financièrement.»
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