Agathe Monpays est une femme de 28 ans, jeune maman qui plus est. Elle dirigera dès septembre Leroy Merlin France, pas moins de 30 000 collaborateurs.

Autant dire que tous les ingrédients étaient réunis pour que chacun y aille de son commentaire dès l’annonce de son affectation à la mi-mai. Des rumeurs se sont même répandues sur son appartenance à la famille Mulliez (qui détient Adeo, la maison mère de Leroy Merlin), mais il n’en est rien. La jeune femme, au bénéfice d’un parcours déjà impressionnant, assurait jusque-là la direction générale du géant du bricolage en Grèce et à Chypre.

Mais au-delà de la polémique, sa nomination pose de vraies questions. L’âge fait-il le dirigeant ou la dirigeante? A-t-on à moins de 30 ans les épaules pour de tels postes?

Des profils plus fréquents

Des précédents existent, mais ils sont souvent plutôt liés à une transmission familiale. On se souvient par exemple de Frédéric Arnault, 25 ans, fils de Bernard Arnault, nommé en 2020 directeur général de l’horloger chaux-de-fonnier TAG Heuer. Ou, dans un tout autre univers, d’une certaine Magdalena Martullo-Blocher, fille de Christoph Blocher, devenue directrice générale du groupe EMS-Chemie en 2004 alors qu’elle avait 35 ans.

«Les jeunes directeurs et directrices sont devenus plus fréquents ces vingt dernières années, principalement dans le monde de la tech», observe Rico Baldegger, directeur de la Haute Ecole de gestion Fribourg et professeur en Stratégie, Entrepreneuriat et Innovation. «En Suisse, ces profils ont toujours existé dans les entreprises familiales et dans l’informatique par exemple, mais ils ne correspondent pas au schéma classique.»

Les ascensions professionnelles à un âge précoce se font souvent selon une sorte «d’effet Matthieu», ce principe qui veut «qu’on donne à ceux qui ont déjà et qu’on enlève à ceux qui ont peu», analyse Felix Bühlmann, professeur de sociologie à l’Université de Lausanne et spécialiste des élites. «Obtenir un certain poste très tôt va devenir un signal que la personne sort du lot, ce qui va encore accélérer sa carrière par la suite», observe-t-il.

L’âge n’est pas un indicateur absolu, rappelle toutefois le sociologue: «Certains profils accumulent une expérience et un réseau de manière condensée: tout commence plus tôt.» C’est un peu ce qu’à vécu Isabelle Harsch, qui a pris la tête de l’entreprise de déménagement Harsch à 28 ans, et qui en a aujourd’hui 35. «En étant formée auprès de mon père, j’avais déjà eu des responsabilités et des choix à effectuer à petite échelle. J’ai pu faire des erreurs de jugement à ce moment-là et apprendre à ne pas les reproduire. C’est cette expérience de la prise de décision et la rapidité d’apprentissage qui compte plutôt que l’âge en lui-même. Si on a déjà vécu cela à 22 ans, on peut être mûr à 28», estime-t-elle.

Retrouvez le témoignage d’Isabelle Harsch dans notre podcast «Feu sacré»

Les avantages de la vingtaine

Si un tel âge inquiète parfois, il peut aussi apporter des éléments positifs. «Les jeunes ont souvent une audace et une énergie sans pareilles et ils n’ont pas peur d’apporter du changement», assure Isabelle Harsch. Rico Baldegger abonde dans ce sens: «C’est la possibilité pour l’entreprise d’un nouveau regard et d’une vision plus proche de celle des jeunes consommateurs, pour autant bien entendu que la personne dispose des compétences requises, mais comme à tout âge.»

Les qualités nécessaires pour diriger un groupe ne sont pas liées à l’âge, défend Anne Southam Aulas, auteure du livre Login: entrepreneur. Le guide du créateur d’entreprise. Autant dire qu’elle sait de quoi elle parle: aujourd’hui administratrice de sociétés, elle a créé sa première entreprise, Novospray, à l’âge de 24 ans.

«Il faut avoir du charisme et pouvoir insuffler une vision à long terme de l’organisation qui embarque les équipes, développe-t-elle. L’autre compétence nécessaire, c’est de savoir bien s’entourer. Un jeune chef devra donc identifier les points où l’expérience lui manque. Si les personnes autour de lui sont bien choisies, il pourra éviter les faux pas.»

Anne Southam Aulas poursuit: «A tout âge il faut être conscient de ses forces et faiblesses, rester humble et à l’écoute des collaborateurs, des clients, des fournisseurs… On peut être bon ou mauvais sur ces points à 25 comme à 50 ans.» Etre relativement nouveau peut parfois permettre plus d’intégrité, croit-elle aussi: «N’être l’obligé de personne, c’est un avantage.»

Les risques de la jeunesse

Avec la jeunesse, certains risques peuvent cependant se retrouver renforcés. «Il ne faudrait pas que trop d’audace mette l’entreprise en péril, souligne Isabelle Harsch. D’où l’importance de pouvoir compter sur des personnes qui ont davantage d’expérience, comme ça a été le cas pour moi avec mon père. Il faut s’entourer de personnes bienveillantes qui n’espèrent pas vous voir trébucher.»

La politique interne des entreprises ou la gestion du relationnel dans un conseil d’administration sont par ailleurs, tôt dans une carrière, des concepts encore étrangers, se remémore Anne Southam Aulas, qui a pu miser sur l’aide de profils seniors. «Je pense qu’à l’époque j’ai cependant pu manquer d’un réseau pour recruter des personnes clés qui m’auraient facilité la vie.»

Autre danger: face à une situation de crise par exemple, un jeune pourra moins s’appuyer sur son expérience, reconnaît aussi Rico Baldegger. D’où, encore une fois, l’importance d’un entourage aux compétences complémentaires. «Il faut aussi s’assurer d’être déjà prêt à occuper un poste qui a un fort impact sur la vie privée», ajoute-t-il.

Un soutien nécessaire

Mais un autre facteur central influence le succès d’un dirigeant, jeune en particulier, au-delà de ses capacités en tant qu’individu: le soutien dont il bénéficie. «Dans des entreprises où l’ancienneté a beaucoup de valeur et où une norme d’âge est rattachée à certaines positions, une nomination qui dévie trop de cette norme peut créer du mécontentement, note Felix Bühlmann. Les réseaux internes de l’organisation peuvent donc rendre la tâche plus difficile au jeune, si c’est une femme peut-être encore davantage. Un directeur ou une directrice doit travailler à recréer à tout moment sa légitimité.»

Au-delà des collaborateurs, la reconnaissance de l’industrie est un enjeu capital. «L’adhésion des partenaires, des fournisseurs, des actionnaires peut être décisive, affirme Rico Baldegger. Le conseil d’administration a évidemment à cet égard un rôle à jouer.»

Nul doute en tout cas que le parcours d’Agathe Monpays sera scruté de près. Et qu’il répondra à une partie des questions que sa nomination a soulevées.

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