Le Temps: Deux directeurs se sont suicidés cet été en Suisse. Comment des patrons qui ont tout – pouvoir et argent – en arrivent là?
Christian Voirol: Ils gèrent des choses diaboliques: des dizaines de millions de francs, des licenciements… Ils prennent des décisions terribles au quotidien. Or la plupart d’entre eux n’ont accompli aucun travail personnel.
S’ils n’ont plus de ressources pour continuer, que font-ils? Ils en parlent à la directrice des ressources humaines (DRH)? Quand vous gagnez 10 millions de francs par année, vous ne pouvez pas montrer vos limites. J’ai eu dans mon cabinet des managers de multinationale. Ils ne savaient pas à qui se confier. S’ils ne «performaient» pas, ils craignaient d’être délocalisés en Pologne.
Le culte de l’excellence n’autorise plus la fragilité. Plutôt que de donner des MBA, on devrait développer des formations sur l’éloge de l’impuissance.
– Mais la mode dans les multinationales est bien à la gestion de la performance. Les DRH s’emploient à accroître chaque année le rendement du personnel…
– Je trouve dommage qu’on en soit toujours là, après tant d’années et tant d’études. Bien sûr, les salariés n’osent pas lâcher leur emploi, quand le marché du travail est sec. Ils serrent les dents. Mais il y a bien un coût social et on en paiera le prix d’une manière ou d’une autre. La société se dégrade. Il ne faut pas s’étonner que les primes maladie augmentent.
– Votre solution?
– Le marché ne va pas changer. Consommateurs et actionnaires mettront toujours la pression sur les organisations. Il faut agir à l’interne, réorganiser le travail pour préserver les employés de cette chaîne, de cette pression en cascade. Aujourd’hui, les employés se plaignent d’une surcharge de travail. Ils se révoltent, se résignent, ou s’absentent… Aucune de ces réactions n’a d’influence sur la pression qui s’exerce en amont. Il faut mettre en place une valve, un système de régulation pour préserver la santé des employés. Concrètement, le personnel doit faire le point sur le terrain: répertorier toutes les tâches à accomplir, et définir celles qui sont réellement faisables. Identifier les différentes options, et ce qui doit être abandonné. Puis faire remonter cette information.
– Est-ce le rôle des employés, de manière individuelle? Ou celui de leur responsable hiérarchique?
– C’est le rôle des deux. C’est d’ailleurs ce qui est inscrit dans la loi sur le travail. Le salarié doit se protéger, et l’employeur doit prendre soin de son personnel. C’est une coresponsabilité.
Le modèle de Karasek – qui affirme que l’employé peut se surpasser si on lui accorde une autonomie de décision – est souvent mal compris. Il ne tient pas la route si le salarié a peur d’exprimer ses limites. Le modèle de management est pourri si le personnel n’ose pas faire remonter l’information.
Bien sûr, toute réorganisation a un coût. Il faudra sacrifier certaines tâches. Mais vous réduisez votre absentéisme, vos coûts à long terme.
– Les candidats au burn-out sont justement ceux qui ne mettront pas de limites…
– D’où l’importance du supérieur hiérarchique. Dans les formations que je donne sur l’équilibre de vie, certains participants sont venus sur injonction de leur chef.
– Peut-on vraiment espérer une amélioration du climat au travail?
– Il y a un peu plus d’un siècle, les accidents étaient attribués aux «travailleurs imprudents». Nous avons développé depuis un système de prévention et de réparation assez intéressant. Quand je vois qu’un patron comme Stephan Schmidheiny, qui représentait à l’époque le sommet de l’arrogance patronale, est finalement condamné, je me dis que tout ceci n’est pas inutile. Mais cela demande des incitatifs législatifs, comme la loi introduit en 2008 au Canada, qui permet de condamner au pénal des employeurs négligents. L’enjeu, c’est la santé des travailleurs, mais aussi la survie des entreprises. Il ne s’agit pas de subordonner totalement la productivité à la sécurité. C’est un équilibre à trouver.
– Que pensez-vous des programmes de bien-être mis en place dans les entreprises?
– Des cours de yoga, des salons de repos sont un emplâtre sur une jambe de bois. Ce genre de programme ne permet pas de travailler au bon niveau. Ils peuvent avoir des effets sur la santé physique des employés, mais pas sur leur bien-être mental!
– Le Québec est-il en avance en matière de santé au travail?
– Une chose est très positive au Québec: les programmes d’aide aux employés (PAE). L’entreprise paie un abonnement et tous les collaborateurs peuvent appeler, anonymement, un centre qui réunit des travailleurs sociaux, des psychologues et des avocats. Toutes les grandes entreprises, et même les plus petites, ont ce type d’abonnement.
– Contrairement à leurs obligations légales, de nombreux employeurs ne notent plus les horaires de travail. Et fixent simplement des objectifs à leurs employés. Un risque pour la santé des salariés?
– Je ne suis pas contre le management par objectifs. Tant que ceux-ci sont réalisables! Il faut avoir un suivi régulier, un système de régulation. Je ne crois pas qu’il faille diaboliser la durée du travail. Des études ont montré qu’à moins de 150%, la santé de l’employé n’est pas menacée. On peut travailler jusqu’à 60 heures par semaine sans risques majeurs. En tout cas, pendant un certain laps de temps…
– Certains employeurs se plaignent de la hausse du présentéisme, ces collaborateurs qui restent à leur bureau mais ne travaillent pas…
– Beaucoup d’organisations en Suisse ont mis en place des programmes de gestion de l’absentéisme. La chasse aux absents produit surtout du présentéisme, si on ne s’attaque pas au problème de fond…
– Quels sont vos projets à la HES en matière de santé au travail?
– De monter un pôle de santé au travail à Neuchâtel, avec la Haute Ecole de gestion et celle d’ingénieur. J’aimerais par exemple qu’on puisse offrir aux entreprises, comme au Québec, des audits de la santé mentale, des diagnostics de l’état de santé de leur personnel.