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«La question de l’ennui au travail est taboue»

S’ennuyer au travail est fréquent, révèle un travail de doctorat. Mais son auteur Yann Vaucher, spécialiste en management, estime que les entreprises peuvent agir pour endiguer ce phénomène

Image d'illustration. — © Unsplash
Image d'illustration. — © Unsplash

Vous êtes-vous déjà ennuyé au travail? Si vous répondez oui, vous faites partie des 83% des personnes qui disent s’ennuyer «entre une heure par jour, et plus de la moitié de leur temps de travail». Sur Google, la recherche des termes «ennui au travail» a connu une progression de +2208% entre 2015 et 2021. Des chiffres impressionnants.

Ces résultats sont issus d’une enquête menée dans le cadre d’un doctorat en business administration (DBA) intitulé La perception de l’ennui au travail, effectué par Yann Vaucher pendant quatre ans à l’International Management School Geneva. Ce spécialiste accompagne, depuis plus de dix ans, des entreprises en recherche de nouvelles solutions managériales et il a poursuivi le développement de la méthode Leonardo3.4.5, crée dans les années 2000, qui identifie les potentiels au sein d’un environnement de travail.

Pour comprendre les enjeux de l’ennui dans le monde professionnel, Yann Vaucher s’est appuyé sur la littérature existante, mais il a aussi soumis plusieurs questionnaires scientifiques à quelque 250 personnes en emploi, en s’assurant d’avoir un échantillon représentatif de la population. Il revient pour Le Temps sur cette thématique qui est tout sauf… ennuyeuse.

Le Temps: Pourquoi avoir décidé de réaliser un doctorat sur l’ennui au travail?

Yann Vaucher: Je suis indépendant depuis l’âge de dix-neuf ans et je me suis rendu compte qu’on pouvait vite démotiver les collaborateurs. Mais, dès qu’on parle de bore-out (syndrome d’épuisement professionnel par l’ennui), ou de brown-out (perte de sens dans le monde du travail), tout le monde est un peu un «sachant» sans avoir de bases scientifiques solides. J’ai eu envie de comprendre de quoi il s’agissait vraiment.

On parle souvent de perte de sens, moins d’ennui à proprement parler. S’agit-il d’un sujet tabou?

Oui. Il est tabou de parler d’ennui au travail parce que l’on y perçoit un salaire. Il est d’une certaine manière acceptable, tant pour les employés que les managers, de s’ennuyer contre rémunération. Le tabou vient aussi d’une des causes de cet ennui: la préoccupation des entreprises pour les besoins de leurs clients uniquement. Elles engagent un candidat en s’assurant qu’il a les compétences pour remplir son cahier des charges, mais rarement que son travail va correspondre à ses préférences et à qui il est.

Vos recherches montrent que 83% des personnes disent s’ennuyer «entre une heure par jour et plus de la moitié de leur temps de travail». Pourtant, 99% des mêmes personnes déclarent important d’avoir un travail qui a du sens. Comment expliquez-vous ce décalage?

Je pense que nous avons davantage conscience aujourd’hui qu’il est important d’avoir un travail qui soit épanouissant, mais que la réalité quotidienne est différente. Beaucoup de gens s’ennuient mais décident de rester dans cette situation. L’individu a donc sa part de responsabilité, même si elle est évidemment à mettre en relation avec l’obligation de payer ses factures.

Une analyse à lire: Management et autorité, trouver le juste cadre

Justement, quelles sont les principales causes et conséquences de cet ennui?

Globalement, nos métiers sont devenus très spécialisés: nous n’avons pas toujours de compréhension globale de ce que nous faisons. De façon plus précise, les réponses des sondés montrent que la première cause d’ennui chez les employés est le fait de ne pas travailler dans leurs préférences de comportement, soit de faire ce qu’ils aiment faire. Les situations qui provoquent l’ennui sont aussi nombreuses: des tâches à réaliser qui n’ont pas de sens, tout ce qui touche à la monotonie, lorsque la personne est sous ou surstimulée. Il y a aussi les réunions interminables ou encore les situations d’attente, soit le fait d’être bloqué parce que l’on attend le travail de quelqu’un d’autre, ce qui peut paradoxalement survenir dans des entreprises «libérées» avec une hiérarchie plate où il faut parfois attendre des décisions prises en commun. Pour ce qui est des conséquences, je n’ai pas mesuré les coûts de cet ennui au travail. Mais il peut cacher des syndromes plus graves, comme le bore-out ou le brown-out, qui ont des conséquences sur les personnes et sur la chaîne de valeurs de l’entreprise.

Qui s’ennuie le plus, les dirigeants ou les employés?

Globalement, c’est assez logique, plus on a de responsabilité et moins on s’ennuie. D’autant que ceux qui ont moins de responsabilités, souvent les plus jeunes, n’ont souvent pas accès aux décisions stratégiques de l’entreprise: ils ne comprennent donc pas pour quelles raisons ils doivent faire telle ou telle chose, ce qui crée une perte de sens.

Face à ces constats, quelles solutions voyez-vous?

Je ne crois pas à un modèle de hiérarchie totalement plate dans lequel il n’existe pas de dirigeants en charge de la haute stratégie. Par contre, une fois que ce cadre est posé, très peu d’entreprises saisissent l’opportunité de dire aux collaborateurs: «Voilà les objectifs que nous souhaitons atteindre, que nous proposez-vous comme chemins pour y aller?» Laisser davantage de liberté dans les moyens d’arriver à un même but permettrait à chacun de faire plus souvent ce qu’il aime vraiment faire et de la façon qui lui convient le mieux.

Vous êtes désormais un expert de ces questions. Est-ce aussi une façon d’approcher de potentielles entreprises clientes?

Je ne sais pas encore, mon travail de doctorat a été publié il y a peu. Mais il représente en effet une base de discussion, il dresse un tableau à partir duquel on peut traiter le problème en entreprise.

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