Comment bien travailler si l’on dort mal? Et comment bien dormir si l’on se sent mal au travail? Tel est le cercle vicieux qui touche près de 70% des personnes au travail selon un sondage européen publié en octobre (voir ci-contre). En matière d’insomnies et de cauchemars liés au stress et à la pression, le classement suisse (67%) frôle la moyenne internationale, ce qui peut surprendre dans un contexte national de quasi plein-emploi (le taux de chômage était de 3,1% en octobre).
Selon Stephen Perrig, neurologue responsable du laboratoire du sommeil aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), il serait réducteur d’attribuer au seul taux de chômage l’anxiété des travailleurs. «C’est très contextuel, explique-t-il. En 2008 la crise bancaire a drainé beaucoup de monde dans nos consultations. En 2012, des physiciens du CERN travaillant sur le boson de Higgs ont afflué. La tension, les incertitudes et les enjeux perturbent.»
La Neuchâteloise Elisabeth Chappuis, vice-présidente de la société romande de coaching, confirme: «L’an passé, les mauvais résultats de l’horlogerie ont traumatisé le secteur, en 2011 ce fut la machine-outil. Cette année, l’office de l’emploi annonce des licenciements dans les PME et les multinationales comme Philip Morris. Des contrecoups sont à redouter.»
La coach, à la tête du cabinet Spirales Plus qui propose des conseils en développement communicationnel, fait face à de plus en plus de managers fatigués pour qui les problèmes de santé sont tabous.
«Ils sont responsables d’équipes et doivent montrer l’exemple en allant bien, même si au fond ils vont mal, témoigne-t-elle. Ils attendent longtemps avant de dire que ça ne va pas et qu’ils sont en bout de course, j’appelle cela une blessure de l’honneur.» Elisabeth Chappuis poursuit: «Lorsque tout à coup je leur demande: mais au fait dormez-vous bien? très souvent la réponse est non. Il ne s’agit pas de cauchemars mais d’insomnie et de manque de sommeil. Ils n’éprouvent pas de la peine à s’endormir mais sont réveillés très tôt, rattrapés par des dossiers qui font souci.» Au travail, ces personnes se montrent irritables, peu concentrées, de moins en moins efficaces. La coach explore alors avec elles les pistes pour les sortir de ce qui pourrait mener tout droit vers le burn-out: «Cela peut aller jusqu’à conseiller de consulter un médecin. Mais avant, je leur suggère d’aller faire une marche ou un peu de course pendant la pause. Plus simplement, il faut sortir du bureau ou s’allonger sur une chaise longue pendant vingt minutes, en se tenant éloigné des collègues.»
David, informaticien de gestion à Lausanne, confie avoir souffert d’importants troubles du sommeil pendant plus de six mois. Il raconte: «Il s’agissait de concevoir un logiciel standard à ajuster aux besoins individuels et qui, dans le même temps, devait recouvrir la plus large partie des besoins de l’ensemble de la clientèle. Satisfaire chacun et tout le monde, donc. Je crois l’avoir fabriqué la nuit dans mes rêves et mes cauchemars. A 4h du matin, j’envoyais des mails à mes collègues. J’ai mené à bien la mission mais au prix de ma santé. J’ai pris 5 kilos, esquinté mes poumons à cause du tabac et perdu le sommeil. Mais un échec aurait signifié une mise au placard.» Quatre millions de personnes se rendent chaque jour sur leur lieu de travail en Suisse. Elles y passent en moyenne près de neuf heures, plus de temps donc que celui consacré à la famille et aux loisirs. Selon une étude commandée en 2011 par le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco), environ un tiers de ces personnes actives se sentent souvent stressées et peu satisfaites de leur sommeil. Un chiffre qui a augmenté de 30% en dix ans. Elles en ressentiraient les conséquences durant la journée sous forme de fatigue, de somnolence et de troubles de l’humeur.
L’insomnie est classée comme une vraie maladie mais ils sont peu nombreux à demander de l’aide car de plus en plus de personnes n’ont pas de médecin traitant. Et la Suisse ne dispose que de 150 médecins du travail. Un seul institut universitaire, situé à Lausanne, forme ces derniers. Ce que déplore le docteur Elisabeth Conne-Perréard, ancien médecin du travail à l’Office cantonal de l’inspection et des relations au travail à Genève, qui révèle que depuis son départ à la retraite en avril 2013 elle n’a toujours pas été remplacée. «Nous ne soignons pas les troubles du sommeil qui sont un symptôme parmi d’autres, dit-elle, nous sommes les médecins de la prévention qui réfléchissons sur les conditions de travail.» En vingt années de carrière, la patricienne a observé une augmentation du stress et ses corollaires dont les insomnies et les cauchemars. Les professions les plus touchées: les transports, l’enseignement, les banques, assurances, l’hôtellerie-restauration.
En Suisse, les problèmes de santé consécutifs au stress pèseraient 10 milliards de francs et l’absentéisme engendrerait pour les entreprises des dépenses directes de plus de 4 milliards par année. Ces estimations sont jugées crédibles par le Seco même si, relève Antje Baertschi, porte-parole, «tout cela est difficilement vérifiable et chiffrable». Plus précise, une étude réalisée entre 2008 et 2011 par Promotion Santé montre que le rendement d’un travailleur stressé occasionne jusqu’à 8000 francs de perte par an. Lorsque les relations au travail sont bonnes la productivité augmente et l’absentéisme diminue d’au moins 2,6 jours par an.
«Ils n’éprouvent pas de la peine à s’endormir mais sont réveillés très tôt, rattrapés par des dossiers qui font souci»