En télétravail, quels frais faut-il rembourser aux employés? L’interrogation a suscité bien des discussions dernièrement. En cause: le travail à domicile généralisé que nous vivons en cette période de crise. Et, récemment, la réapparition dans les médias d’un arrêt du Tribunal fédéral de l’an dernier qui conclut qu’un employé qui avait été contraint au télétravail par son employeur a droit à un dédommagement pour son loyer.

Oui, mais. Cette jurisprudence ne peut pas être utilisée comme référence absolue, pointe Jean-Philippe Dunand, avocat et professeur de droit du travail à l’Université de Neuchâtel. «Le Tribunal fédéral a considéré à juste titre qu’un remboursement partiel du loyer (150 fr. par mois en l’espèce) est dû lorsque le télétravail implique pour le collaborateur de louer une pièce supplémentaire ou si l’employeur n’a pas de place dans un bureau et impose le travail à domicile. Mais ce ne sont pas les cas les plus courants. Et dans cette affaire, l’employé avait dû restreindre l’utilisation privée d’une pièce pour y entreposer les archives de l’entreprise.»

Peu de loyers pris en charge

Il est donc rare de trouver une entreprise qui rembourse une partie du loyer. Mais pour d’autres frais, la question se pose aussi: une enquête menée par gfs.bern entre le 23 avril et le 10 mai montre que, concernant les dépenses matérielles et techniques (papier, imprimante, cartouches d’encre, internet, électricité), 45% des entreprises n’assument aucun frais et 9% les assument totalement, les autres remboursant généralement les dépenses techniques.

Nous sommes confrontés à une insécurité juridique: nous appliquons les règles du Code des obligations et de la loi sur le travail, mais elles n’ont pas été adoptées en vue du télétravail

Jean-Philippe Dunand, avocat

Ainsi, parmi les entreprises que nous avons interrogées, La Poste n’envisage pas de participer aux frais, étant donné que le télétravail généralisé n’est qu’une mesure temporaire. Et chez Swisscom, où 90% des employés sont actuellement à la maison, le télétravail est encouragé mais pas imposé: aucun dédommagement n’est donc prévu, rapporte Alicia Richon, porte-parole. «Du matériel de bureau est disponible dans nos locaux et les employés y ont accès. Pour les frais de téléphone et de connexion, tous disposent d’un téléphone portable et d’un montant fixe mensuel.» Dans de plus petites structures, comme chez Academic Work, spécialiste du recrutement de jeunes professionnels à Genève, les collaborateurs ont été encouragés à prendre leur matériel pour s’installer confortablement à la maison pendant cette période. Ils disposaient aussi, comme en tout temps, d’un forfait téléphonique illimité.

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Qui a demandé le travail à domicile?

Cette période est évidemment particulière. Mais hors crise, qui de l’employeur ou de l’employé demande le travail à domicile? Pour Olivia Guyot Unger, directrice du Service d’assistance juridique et conseils (Sajec) de la Fédération des entreprises romandes Genève (FER Genève), la réponse est capitale. «Une indemnisation n’est pas justifiée si le télétravail est aussi un souhait de l’employé.» Pour la spécialiste, le type de frais joue aussi un rôle: «Une indemnité forfaitaire peut être introduite pour des frais additionnels, comme une imprimante à la maison ou une facture de téléphone qui augmenterait avec les appels professionnels. Mais pas pour des frais fixes comme internet ou un loyer: ils restent identiques, télétravail ou non.»

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Une vision que l’Union syndicale suisse partage… en partie. Luca Cirigliano, secrétaire central, rappelle que les articles 327 et 327a du Code des obligations impliquent de rembourser les frais et le matériel imposés par l’exécution du travail. «Une part du loyer n’a pas à être remboursée si le télétravail n’est pas imposé ou encouragé par l’entreprise. Mais internet ou l’électricité relèvent dans tous les cas en partie de sa responsabilité, et peuvent faire l’objet d’une indemnisation forfaitaire ou sur décompte», souligne-t-il. Il rappelle aussi que la loi sur le travail s’applique toujours et vise à protéger la santé de l’employé. «La question de l’ergonomie s’avère aussi essentielle: ce n’est pas aux employés de réclamer du matériel de bureau adéquat, c’est à la société de s’assurer que tout est en ordre lors de l’instauration du télétravail», estime Luca Cirigliano.

«Une insécurité juridique»

L’employeur doit fournir ou payer aux collaborateurs si nécessaire la chaise, la table ou l’écran adapté, insiste le secrétaire syndical. «Un employé se sentira souvent ridicule de le demander ou aura même peur de se faire licencier s’il réclame trop. Mais le risque avec le travail à domicile, c’est que l’entreprise estime qu’elle a fourni l’ordinateur, et que le reste ne l’intéresse pas. Les sociétés ne doivent pas fermer les yeux sur ces questions sous prétexte que les collaborateurs «disparaissent» en télétravail.»

Le problème principal: il n’existe rien dans la législation sur le télétravail précisément, rapporte Jean-Philippe Dunand. «Nous sommes confrontés à une insécurité juridique: nous appliquons les règles du Code des obligations et de la loi sur le travail, mais elles n’ont pas été adoptées en vue du télétravail, d’où les différences d’interprétation.» L’avocat admet qu’une absence de remboursement n’est pas scandaleuse pendant cette période de semi-confinement, «car le télétravail était une mesure temporaire imposée par les circonstances et recommandée par les autorités». Mais il relève aussi que si le collaborateur ne peut pas déterminer précisément quelle part de l’électricité ou d’internet est dédiée à l’activité professionnelle, un remboursement n’est pas pour autant écarté: «Selon le Tribunal fédéral, le juge peut estimer le montant des frais sans que l’employé ait à fournir des preuves détaillées.»

La question du télétravail doit donc prendre davantage d’importance notamment lors des renégociations des conventions collectives de travail, estime Jean-Philippe Dunand. «Dans l’urgence, ces questions n’ont pas encore pu encore être examinées.»

Très vite adopté, souvent apprécié, le télétravail commence aujourd’hui à monter ses limites. Y compris d’un point de vue juridique.

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