Va-t-on généraliser le télétravail? Serait-ce souhaitable? Qui doit payer les frais du travail à domicile? Les questions se sont enchaînées ces derniers mois face à la (compréhensible) fascination pour l’expérience de travail que beaucoup vivent ou ont vécu en dehors du bureau.

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Mais ces interrogations légitimes amènent presque à écarter une réalité: «Les économistes, sociologues du travail et journalistes, entre autres, ont tendance à oublier trop facilement qu’une grosse partie de la population active a un emploi qui n’est pas «dématérialisable», constate Nicky Le Feuvre, professeure de sociologie du travail à l’Université de Lausanne.

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Des écarts selon les secteurs

Il s’avère impossible de dire quel pourcentage de la population en Suisse n’est théoriquement pas «candidat» au télétravail. En observant les chiffres secteur par secteur, on note certaines tendances: en 2019, 8,4% des travailleurs du domaine de l’information et de la communication exerçaient par exemple plus de 50% de leur temps de travail à domicile contre 1,1% dans une activité industrielle ou de la production d’énergie. Mais la nature des postes au sein de ces branches, qui expliquerait ces proportions, n’est pas connue. Et évidemment, c’était avant le coronavirus.

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Pendant le semi-confinement, certains travailleurs de terrain qui demeuraient «au front», comme le personnel soignant ou des supermarchés, ont été mis en lumière. Mais au-delà de l’aspect sanitaire, et au-delà de ces métiers précis, beaucoup d’autres emplois, en particulier dans le secteur primaire et secondaire, sont par essence impossibles à «délocaliser».

Pour Raphael Weisskopf, 38 ans, fondateur de Raphy’s toll, cette pratique est en effet inenvisageable. Artisan indépendant basé à Nyon, il intervient à domicile pour assembler des meubles, poser des tableaux et autres travaux domestiques. L’artisan télétravaille «par procuration», dit-il, tous les jours: il intervient chez des personnes qui ont un véritable bureau à la maison, ou qui travaillent au contraire «en pyjama avec leur ordinateur sur la table basse du salon». Des observations qui provoquent chez lui un sentiment ambivalent. «D’un côté, je me dis que c’est sympa de rester à la maison, et de pouvoir faire de petites choses à côté, par exemple lancer un ragoût tôt le matin qui peut être prêt à midi», s’amuse-t-il.

Mais de l’autre côté, voir certains clients travailler dans de mauvaises conditions ne lui donne pas envie. «Je suis aussi content de vivre des moments sur un lieu de travail qui ne soit pas la maison, exprime Raphael Weisskopf. Et je pense qu’à long terme, ceux qui seraient contraints au télétravail trop souvent pourraient perdre pied avec la réalité.»

Différences renforcées

S’agit-il donc, entre ceux qui auraient le choix du télétravail et ceux pour qui il est inenvisageable, d’un nouveau clivage? «Oui et non, répond Nicky Le Feuvre. Je pense que cette pratique renforce des différences qui existaient déjà entre ceux qu’on appelait les cols-bleus, qui font des tâches manuelles, et les cols blancs, les travailleurs de bureau. Mais le télétravail pourrait créer de nouveaux clivages dans certaines entreprises où s’exercent ces deux types de métiers.»

La scierie Zahnd à Rueyres, dans le canton de Vaud, compte une cinquantaine de collaborateurs: une majorité de scieurs et quelques employés aux postes administratifs ou de comptabilité, ces derniers exerçant par moments le télétravail. Existe-t-il une scission entre les télétravailleurs et les autres? «Non, pas du tout. Ceux qui travaillent manuellement ne se sont jamais posé cette question, ils ont l’habitude d’être dehors et se sentent forts de pouvoir y être, ça représente une certaine fierté», répond Thierry Zahnd, qui dirige la PME avec ses deux frères. «A mon avis, ne pas changer d’air et d’autres conditions liées au télétravail peut être plus difficile que de travailler sur le terrain.»

Des inégalités pour qui?

Les inégalités ne sont donc pas forcément du côté que l’on imagine. «Il faut éviter de trop enjoliver l’expérience du télétravail, croit également Nicky Le Feuvre. Elle peut représenter une immense source de solitude, et on y perd aussi beaucoup en intelligence collective. On peut constater que les gens ne sont pas forcément déçus de ne pas pouvoir télétravailler, et cela doit nous alerter sur l’aspect moins épanouissant du travail à domicile. Il n’y a pas dans l’absolu des avantagés et des exclus.»

C’est aussi l’avis de Nicole de Cerjat, responsable du service juridique de la Société suisse des employés de commerce. Si la majorité des employés de commerce peuvent faire du télétravail, certains n’ont pas cette option, pour des questions de matériel informatique ou d’infrastructures, mais aussi parce qu’ils travaillent à la réception des entreprises, ou doivent coordonner l’envoi de commandes.

«Certains se sentent lésés parce qu’ils auraient aussi envie d’être à la maison, et pendant le semi-confinement surtout, ils ont eu l’impression de prendre plus de risques que les autres. La différence, c’est qu’avant, être au bureau était autant requis pour ces personnes que pour les autres au sein de l’entreprise. Mais attention, prévient Nicole de Cerjat: d’autres employés ne supportent plus d’être contraints au télétravail. Et on sait que ne pas exercer sur place peut s’avérer plus difficile pour faire carrière. Les inégalités vont donc dans les deux sens.» Elle ajoute: «Il y a toujours eu, au sein de certaines entreprises, un décalage entre ceux dont les horaires sont libres et ceux dont les horaires sont fixes en raison de leur métier.»

Une chose est certaine: si les questions autour de l’emploi et des technologies étaient déjà très discutées en société, le coronavirus a bouleversé toutes les prévisions. «Nous avons beaucoup appréhendé la numérisation du travail comme une menace, en pensant que les machines allaient nous remplacer, rappelle Nicky Le Feuvre. En cette période, elle a permis à beaucoup, pour l’instant, de préserver leurs postes. On réalise que dans l’hôtellerie ou la restauration, c’est l’absence de contact humain, plutôt que l’intelligence de la machine, qui menace les emplois. Et ça, on ne l’avait pas vraiment imaginé.»

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