Au travail, le bonheur n’est pas dans le baby-foot
Management
Les baby-foots, formations ludiques et autres «clowneries» incarnent un management interventionniste, amical et infantilisant, assurent Nicolas Bouzou et Julia de Funès dans «La comédie (in)humaine», un livre récemment paru aux Editions de l’Observatoire. Explications

Ces dernières années, on a vu apparaître dans certains espaces de travail des consoles de jeux, des poufs couleur fraise Tagada, des coussins en forme de classeur pour faire la sieste, des animaux décoratifs, des ballons et des inscriptions humoristiques sur les murs. Ce climat «cocooning» et récréatif améliore-t-il le bonheur en entreprise? Pour Nicolas Bouzou et Julia de Funès, coauteurs de La comédie (in)humaine, un livre récemment paru aux Editions de l’Observatoire, ce n’est pas avec des baby-foots, des formations ludiques ou des «Chief Happiness Officers» qui instrumentalisent le bonheur à des fins économiques que les employés seront davantage heureux. «S’il est évident qu’un cadre de travail moderne et aéré est agréable, le design n’est pas un gage de bonheur et d’efficacité», étant précisé qu’il est difficile de se détendre complètement dans un environnement de performance et de représentation sociale.
La joie comme conséquence du travail
Ils rappellent avec Bergson que la joie est le signe que la vie a réussi. «La véritable joie est toujours celle qui naît d’une création: celle d’une mère qui a donné la vie, celle d’un artisan ou d’un salarié qui voit prospérer son travail ou de l’artiste qui a enfanté une œuvre.» Aussi le plus grand malheur réside-t-il dans l’incapacité à éprouver ce sentiment d’accomplir et de façonner quelque chose. Or, de nos jours, l’entreprise laisse en friche la question du sens, principale source de bonheur et de motivation des salariés. «Nous constatons malheureusement que, trop souvent, le baby-foot, les plantes vertes et la méditation express du midi se substituent au projet, au travail et au sens.»
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Le syndrome de la chambre d’hôte
L’impossibilité de voir comment leur travail transforme le monde, outre le fait qu’elle dévitalise et provoque des maladies professionnelles telles que le «brown-out», conduit de nombreux salariés à changer de vie. On observe ainsi des diplômés de prestigieuses écoles quitter leur emploi à hautes responsabilités pour ouvrir un gîte de randonneurs ou pour un apprentissage en pâtisserie-boulangerie. «Trop déconnectés de la matière, incapables de percevoir leur contribution à la construction du monde, loin de s’accomplir dans leurs fonctions de service, ils ont éprouvé le besoin de revenir au sérieux de l’artisanat, qui exige effort et constance en transformant de la matière», analysent Nicolas Bouzou et Julia de Funès.
Une mission qui transcende
Boris Cyrulnik illustre ce propos avec une histoire. Un voyageur marche sur une route de campagne. Il y croise un tailleur de pierre, la mine miséreuse. «Que fais-tu?» lui demande-t-il. «Je taille des pierres», répond dans un souffle le tailleur de pierre. Plus loin, un autre tailleur de pierre chante et a les traits souriants. «Et toi, que fais-tu?» «Je construis une cathédrale!» Autrement dit, même les tâches les plus «ingrates» et harassantes s’effectuent dans la joie lorsqu’elles revêtent un sens.
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Dans le même esprit, les chercheurs Catherine Bailey, de l’Université du Sussex, et Adrian Madden, de l’Université de Greenwich, à Londres, partagent le témoignage d’un éboueur qui évoque le fort sens qu’il ressent pour son travail lorsque, à l’issue de sa collecte de déchets, ceux-ci sont recyclés. «Il voit alors dans ce travail une contribution au bien-être de la planète, note Eric Singler dans son livre Nudge Management. C’est la caractéristique fondamentale d’une mission engageante: elle dépasse nos intérêts propres et est reliée à une ambition plus large, connectée au monde. C’est cette perception qui crée une volonté de dépassement dans l’accomplissement de son travail quotidien: on sait alors pourquoi on travaille.»
Respecter un droit d’errance
Enfin, plutôt que d’enfermer les collaborateurs dans des espaces infantilisants, les employeurs devraient davantage les libérer en leur laissant emprunter des chemins personnels. «Les entreprises se gargarisent d’autonomie et d’innovation. Dans les faits pourtant, elles restent attachées à une idéologie du contrôle et de la surveillance, difficilement compatible avec l’entreprise efficace du XXIe siècle.» Outre le fait que le contrôle est une machinerie à faire fuir les meilleurs – les esprits libres et complexes acceptent mal la surveillance, en atteste l’exemple de Gloria Steinem: le jour où son employeur, pour qui elle travaillait à distance, lui demanda d’être présente au bureau deux jours par semaine, la célèbre figure médiatique du féminisme américain donna sa démission, acheta un cornet de glace et flâna dans les rues ensoleillées de Manhattan – la capacité à innover, à être audacieux, à concevoir des idées intelligentes et à sublimer l’expérience client dépend de ce que John Stuart Mill nomme le droit d’errance. «C’est au salarié «autonome» de déterminer quand et où il travaille le mieux, insistent Nicolas Bouzou et Julia de Funès. L’entreprise moderne fixe un but et ses dirigeants établissent une stratégie, des objectifs intermédiaires et des règles de fonctionnement les plus générales possibles. Le reste doit être laissé à l’appréciation des collaborateurs.»
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Pour illustrer leur propos, les auteurs prennent l’exemple de la voiture autonome. Celle-ci n’est pas libre, puisqu’elle est programmée pour conduire ses passagers vers la destination de leur choix. Elle effectue cependant son travail seule, en ce sens qu’elle n’est conduite par aucun humain. Cette autonomie est la source d’un grand bonheur, bien plus qu’une architecture infantilisante. En définitive, si l’on se passe facilement d’un baby-foot, il n’en va pas de même du précieux droit d’errance.