Pourquoi cette crise menace davantage l’emploi
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Les premières estimations tablent sur 100 000 suppressions de postes ces prochains mois en Suisse, soit le double de ce qu’a entraîné la crise de 2009. Un chiffre qui pourrait encore gonfler au fil des mois

A peine a-t-on le sentiment d’avoir surmonté la pandémie de Covid-19 que les mauvaises nouvelles nous rattrapent: les conséquences économiques de la crise sanitaire pourraient se traduire par 100 000 suppressions de postes (équivalents plein-temps) d’ici à l’an prochain en Suisse, anticipe BAK Economics. Sur une population totale de 8 millions de personnes, parmi lesquelles on recense 5,3 millions d’actifs, «c’est énorme», souligne au Temps Martin Eichler, chef économiste de l’institut de recherche bâlois, revenant sur une information parue lundi dans le quotidien alémanique Tages-Anzeiger. «A titre de comparaison, la précédente crise de 2008-2009 avait entraîné la perte de 50 000 emplois», ajoute l’expert.
Pourquoi cet écart? En raison de l’ampleur du choc, inédite, qui devrait entraîner une décroissance de 5,8% cette année, contre un recul de 2,5% à l’époque, selon BAK Economics. «Et parce que la crise ne se circonscrit cette fois pas au secteur financier, mais frappe des branches bien plus pourvoyeuses d’emplois, comme le commerce de détail et le tourisme», analyse Martin Eichler.
Les détaillants regroupent 320 000 salariés, les métiers liés au tourisme emploient 182 000 personnes, contre 107 000 équivalents plein-temps dans la finance (banques, assurances), selon l’Office fédéral de la statistique.
Pic de chômage pas encore atteint
Hébergement, restauration, transport de voyageurs affichent déjà un manque à gagner de 8,7 milliards de francs en raison des restrictions de voyage, selon Suisse Tourisme. Les prévisionnistes du KOF s’attendent à une chute de 50% des nuitées hôtelières dans les villes et de 20 à 30% dans les zones de montagne pour la saison estivale. Les détaillants devraient quant à eux voir leurs chiffres d’affaires baisser de 20% sur l’ensemble de l’année en raison des fermetures temporaires imposées pour lutter contre la pandémie, prévoit Credit Suisse. Et les récents pics de consommation enregistrés avec la levée des restrictions pourraient s’estomper avec la réouverture des frontières et la reprise du tourisme d’achat, selon une étude du centre E4S (Unil, EPFL, IMD).
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A ces perspectives moroses s’ajoutent celles de l’industrie des machines (MEM) – 250 000 emplois – orientée à l’export, dont les représentants ont déjà averti d’une chute des commandes au deuxième trimestre: plus de 72% des entreprises s’attendent à des pertes ou à des marges insuffisantes cette année, a récemment indiqué Swissmem, rappelant que la crise financière de 2008-2009 s’était soldée par la perte de 20 000 emplois. La branche de la logistique est également sous pression, avertit Martin Eichler: «Sans une reprise rapide de la demande, ces deux secteurs pourraient encore venir gonfler le nombre de demandeurs d’emploi.»
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«Le pic de chômage n’est pas encore atteint», renchérit Michael Siegenthaler, du centre d’études conjoncturelles de l’EPFZ (KOF), en dépit des 60 000 demandeurs d’emploi supplémentaires dus à la crise à ce jour (le Seco publiera les chiffres pour mai ce mardi). «Les entreprises ne licencient qu’en dernier recours, pour ne pas perdre des compétences qu’elles devront ensuite recruter lorsque la reprise s’amorcera», analyse de son côté Sergio Rossi, professeur en macroéconomie à l’Université de Fribourg.
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Le chômage partiel retarde les effets de la crise sur le marché de l’emploi. «Sans cela, le chômage aurait bondi d’au moins 10% depuis la mi-mars», évalue Michael Siegenthaler, soulignant que le recours à cet instrument a permis de préserver «jusqu’à un emploi sur trois aux personnes concernées» aprèss 2009. Ce qui signifie cependant que deux postes sur trois sont passés à la trappe.
Limites du chômage partiel
De quoi faire craindre une hécatombe, sachant que, à l’époque, le chômage partiel a touché 100 000 personnes et qu’il en concerne 1,6 million aujourd’hui? Dans le secteur du commerce de détail, la large utilisation des réductions de l’horaire de travail (RHT) n’a pas empêché de faire bondir le nombre de demandeurs d’emploi de 15% en mars, par rapport au mois précédent, note Credit Suisse.
«C’est un frein éprouvé contre les licenciements. Mais sans une relance économique coordonnée au niveau national et international, avec des investissements directs de la part des Etats, il ne suffira pas», craint Sergio Rossi. Ceci afin de relancer une demande en berne, insiste l’économiste, avant que le droit à ces indemnités n’arrive à échéance – douze mois, délai prolongé d’un an lors de la précédente crise.
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La réalité pourrait être plus sombre encore, puisque «les estimations officielles ne tiennent pas compte des travailleurs invisibles, œuvrant sur appel, ou au noir, ou encore les personnes employées comme stagiaires», souligne Sergio Rossi. En Suisse, l’économie souterraine devrait représenter en 2020 près de 5,88% du produit intérieur brut, selon les calculs de Friedrich Schneider, professeur en économie politique à l’Université de Linz, en Autriche, soit une hausse de 11% par rapport au début de l’année. Le chercheur estime entre «900 000 et 1,1 million le nombre de travailleurs au noir» dans le pays, dont environ 300 000 à 350 000 le sont à plein temps, précise-t-il au Temps lundi. Pour Sergio Rossi, «on va au-devant d’une crise sociale majeure».