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Chelsea Manning: «Nos défenses s’affaiblissent petit à petit. Réagissons!»

Invitée par l’EPFL, l’ancienne analyste de l’armée américaine Chelsea Manning débattait lundi soir avec la professeure Carmela Troncoso. Pour les deux spécialistes, il faut absolument mieux protéger notre vie privée avec de nouvelles technologies

Chelsea Manning, ancienne analyste de l’armée américaine, est venue parler de la défense de la vie privée, de l’importance des données dans le cadre de l’invasion en Ukraine et de la nécessité de développer de nouvelles technologies pour se protéger. — © Laurent Gillieron/EPA via Keystone
Chelsea Manning, ancienne analyste de l’armée américaine, est venue parler de la défense de la vie privée, de l’importance des données dans le cadre de l’invasion en Ukraine et de la nécessité de développer de nouvelles technologies pour se protéger. — © Laurent Gillieron/EPA via Keystone

C’est une hôte hors du commun qu’accueillait lundi soir l’EPFL. Chelsea Manning, ancienne analyste de l’armée américaine, est venue parler de la défense de la vie privée, de l’importance des données dans le cadre de l’invasion en Ukraine et de la nécessité de développer de nouvelles technologies pour se protéger. A l’origine de la remise de centaines de milliers de documents confidentiels à WikiLeaks en 2010, celle qui s’appelait alors Bradley était lundi soir face à Carmela Troncoso, professeure à l’EPFL spécialisée dans les technologies permettant de protéger la vie privée. Le débat, organisé par le Center for Digital Trust basé sur le campus, ainsi que par l’initiative Trust Valley – et suivi par de nombreux étudiants – a mis en lumière l’importance de débattre sur la technologie.

Engagée à l’époque dans l’invasion de l’Irak, quel regard porte Chelsea Manning sur la guerre en Ukraine? «Je pense que les Russes ont lancé rapidement des cyberattaques importantes contre l’Ukraine, qui ont pu avoir un effet dans les premières heures en ciblant des intérêts ukrainiens. Mais après 12-18 heures, les défenses du pays se sont améliorées et l’on est passé à une guerre plus classique. Et surtout à une guerre de l’information, massive. Notamment du côté russe, pour tenter de faire croire aux gens qu’il ne s’agit pas d’une invasion…» Et Chelsea Manning de comparer cette guerre avec celle survenue en Irak: «Je suis frappée par l’abondance de données en open source sur l’invasion de l’Ukraine. J’ai, aujourd’hui, davantage d’informations sur ce qui se passe en étant face à mon ordinateur que je n’en avais lorsque j’étais en Irak, sur le terrain.»

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Nombreuses questions

La divulgation supposée de données sur des milliers de soldats russes était-elle justifiée? «Je ne sais pas… En temps de guerre, beaucoup de choses inacceptables le deviennent. Mais je me mets aussi à la place des mères des soldats russes», répond Chelsea Manning. Et Carmela Troncoso d’enchaîner: «Tant de questions se posent sur ce qui est acceptable. Faut-il couper la Russie d’internet? Faut-il cesser d’y fournir des services pouvant permettre à des citoyens de s’exprimer? Est-ce juste que les patrons américains des géants de la tech décident quelles applications peuvent être autorisées dans le pays? Et tout cela pose une question plus fondamentale encore: est-il juste qu’une grande partie de l’avenir de la planète soit entre les mains des directeurs des géants de la tech?»

Le débat évolue ensuite sur l’importance de mieux protéger les communications et les données des citoyens, qu’ils soient Ukrainiens, Russes ou Suisses. Chelsea Manning, qui travaille sur ce domaine pour la société neuchâteloise Nym, estime que «nous avons aujourd’hui de bons outils pour se protéger, des VPN au chiffrement. Mais petit à petit, ces défenses s’affaiblissent. Il faut développer de nouveaux outils, qui devraient ensuite être déployés à large échelle.»

Outils à mieux intégrer

Encore faut-il que les géants de la tech adoptent ces outils, réplique Carmela Troncoso: «Il est faux de dire que les gens se fichent de la défense de leur vie privée. Mais simplement, ces outils ne sont pas facilement disponibles, et en plus très peu de gens voient l’intérêt de les utiliser. Il faut intégrer des outils de défense de la vie prive au cœur de tous les services que nous utilisons.»

Reste qu’il ne sera pas facile de faire changer les géants du numérique à ce sujet. «Lorsque les ingénieurs civils veulent construire un pont, ils ne jettent pas des pierres devant eux, ils planifient sa construction. Or les ingénieurs en informatique jettent un maximum de briques, aussi vite que possible, pour construire le pont le plus grand. C’est désastreux», image Chelsea Manning. Et l’ancienne analyste de l’armée américaine d’imaginer que les développeurs doivent rendre des comptes et réfléchir davantage au sens éthique de leur travail – vu l’impact majeur et mondial de leurs innovations – un peu comme les médecins avec le serment d’Hippocrate.

Données biométriques

Il faut aussi réfléchir aux données récoltées, avertit Carmela Troncoso. «Les ingénieurs doivent bien réfléchir: ont-ils besoin d’autant de données pour faire tourner les services qu’ils proposent? Doivent-ils les garder aussi longtemps? Il faut entamer une réflexion profonde à ce sujet, dans tous les domaines, et privilégier des systèmes décentralisés donnant davantage de pouvoir aux utilisateurs.» Un point d’autant plus sensible, relève la professeure, alors que de plus en plus de données biométriques sont récoltées.