E-commerce
En 2018, les Suisses ont acheté en ligne pour près de 10 milliards de francs. Alors que ces achats sur internet explosent, leur impact écologique est encore sous-estimé. Le transport de colis du géant de la mode en ligne génère chaque année des milliers de tonnes de CO2

En 2018, pour ses 20 ans, «Le Temps» met l’accent sur sept causes emblématiques. La cinquième porte sur «l’économie inclusive». Celle-ci vise à mieux tenir des enjeux écologiques, éthiques et égalitaires.
Nous cherchons des idées, des modèles et des personnalités qui, chacun à leur manière, développent une économie et une finance plus intelligentes, qui contribuent à mieux répartir ce qu'elles génèrent entre toutes les parties concernées.
Les pendules sonnent à Daillens (VD). Au centre de tri de colis de La Poste, il est pile 17h30. Les camions font leur entrée par les centaines d’ouvertures de l’entrepôt, et les tapis roulants s’ébranlent. Un paquet. Puis deux. Puis des dizaines débarquent. Tout au long de la soirée, 100 000 d’entre eux transiteront sur un circuit, long comme trois terrains de football. Quatre cents mains gantées s’attellent à transformer ce ballet de colis en une chorégraphie millimétrée. Dans ce labyrinthe postal, un code couleur permet de s’y retrouver: rouge pour les Alémaniques, jaune pour les Romands. On peut accueillir jusqu’à 250 camions simultanément afin de charger et décharger des paquets. «C’est un véritable gruyère!» s’amuse le responsable du site, Jean-Gabriel Meylan. Une infrastructure monumentale pour un commerce en forte croissance: celui des achats en ligne.
Pas de surprise, le marché de l’e-commerce s’implante durablement en Suisse. Le consultant indépendant Olivier A. Maillard l’affirme: «Bien que l’offre en ligne de commerces suisses reste en retard par rapport à celle de l’Europe, le volume de commandes sur notre territoire est impressionnant. Cette expansion du commerce virtuel s’explique par le fort pouvoir d’achat des Suisses, qui achètent le plus souvent à l’étranger.»
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A Daillens, on manipule 22 000 colis par heure. Ce chiffre gonfle naturellement avec la généralisation du modèle de retours gratuits. Avec deux paquets sur trois retournés en moyenne, ce nouveau mode de consommation engendre des va-et-vient incessants. Les entreprises, les partenaires logistiques et les clients semblent ravis. Les protecteurs de l’environnement, nettement moins.
Un commerce qui n’a pas la main verte
Depuis six mois, le géant allemand de la mode en ligne Zalando enregistre, par exemple, un développement d’environ 20% dans la région DACH (Allemagne, Autriche et Suisse). En quatre ans, ses ventes mondiales ont triplé. En supprimant l’un des obstacles de l’e-commerce avec son modèle de retours gratuits, la société a su conquérir le territoire suisse. «On constate un grand potentiel. C’est l’un de nos marchés les plus aboutis, car il représente l’un des premiers dans lequel nous nous sommes implantés après l’Allemagne», confirme une porte-parole de Zalando. En 2017, il a expédié 9,5 millions de cartons en Suisse, soit plus d’un colis par habitant. Les retours, quant à eux, représentent pas moins de 5,7 millions de marchandises, d’après les estimations de Carpathia, le cabinet de conseil de commerce en ligne. Zalando ne souhaite pas commenter ces chiffres.
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Parmi les personnes contactées par Le Temps, aucune n’a été en mesure de donner une méthode de calcul du coût écologique. Zalando, de son côté, ne communique aucun chiffre suisse à ce sujet. Difficile à estimer, ce total dépend d’un grand nombre de facteurs (le type de transport, de carburant, le mode de conduite, etc.). Autant de paramètres qui peuvent faire varier le résultat final. Selon nos propres estimations, ces allers-retours ont émis 14 288 tonnes de CO2 l’an passé.
Le distributeur privé DHL propose un calculateur de carbone. Pour un colis d’un poids de 5 kilos, il estime que le transport génère 0,94 kilo de CO2. En prenant cette base de calcul, on peut estimer que Zalando a produit 14 288 tonnes de CO2 sur 2017. Cela équivaut au total de CO2 émis par les transports publics lausannois l’année passée ou à l’équivalent des émissions produites par une voiture qui effectuerait un aller-retour Terre-Lune.
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Générer de la pollution? Zalando assure s’activer pour minimiser cet effet. «Nous sommes conscients de notre impact environnemental et calculons régulièrement nos émissions pour identifier leur source dans notre chaîne de valeur.» L’entreprise évoque notamment la réduction de la taille de ses sacs d’expédition afin qu’ils prennent moins de place lors de leur livraison.
Des efforts loin d’être suffisants pour Guillaume dit «Toto» Morand, patron de la chaîne de magasins de chaussures Pomp it up et Pompes Funèbres. «Les chiffres sont dramatiques. 41 643 colis Zalando qui transitent chaque jour en Suisse, dont 60% retournés, le bilan écologique à la fin ne peut être que critique.» L’entrepreneur ne rejette cependant pas toute la responsabilité sur la marque. «Les Suisses sont de loin les plus gros consommateurs de Zalando. Je les juge coupables de la disparition des petits commerces, de la perte d’animation dans les centres-villes et, surtout, de ce désastre écologique.»
Une opinion partagée par Alexandre Peyraud, président des Vert’libéraux genevois. «L’e-commerce détruit nos boutiques locales et l’envoi de colis qui en résulte participe au dérèglement climatique actuel.» Le politicien est persuadé que ce calcul devrait être réitéré pour toutes les entreprises d’achats en ligne, afin d’éveiller les consciences.
Il dénonce également la méconnaissance des effets de la vente en ligne. «Zalando, Amazon et tous ces magnats de l’internet constituent d’immenses créateurs de pollution inavouée. Ils se gardent bien de soulever le problème, tant il est gigantesque. Ces spécialistes du greenwashing préfèrent se cacher derrière des actions ponctuelles, plutôt que de réagir.»
L’avenir dans la livraison en réseau
Arbres, engrais ou transports durables, les entreprises de distribution se révèlent très inventives pour imaginer des mesures compensatoires (cf. encadré). La société de livraison Swissconnect traite le problème à sa source. Ses livreurs ne se déplacent qu’à vélo, en train et occasionnellement en taxi. Fonctionnant en réseau, il connecte les clients entre eux grâce à ses 660 coursiers présents sur place dans toute la Suisse.
«Pour diminuer notre impact écologique, il suffirait de déposer les commandes à proximité des villes, et de laisser la distribution urbaine aux coursiers à vélo», indique Michael Hauenstein, responsable marketing chez Swissconnect.
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Ce système, analysé par Quantis, la société d’évaluation d’impact écologique, s’avère 20 fois plus intéressant écologiquement que le simple trajet en voiture. «Le problème, c’est qu’il est difficile de déloger des distributeurs présents depuis quarante ans», selon Jean-Sébastien Luy de chez vélocité (un partenaire de Swissconnect). Ce dernier espère un coup de pouce législatif: «Ce serait déterminant.»
Face aux dangers de l’e-commerce et de la pollution qu’engendrent ses transports, les commerçants traditionnels et les écologistes restent impuissants et pestent contre l’inactivité de l’Etat.
Toto Morand prévoit un avenir sombre tant pour les détaillants que pour l’environnement. «L’Etat devrait imposer aux entreprises qui génèrent des millions de francs grâce à l’e-commerce d’avoir un dépôt en Suisse. Ou, au mieux, de payer une taxe carbone, car cette concurrence est déloyale. Ce qui nous sauverait, ce serait que les parlementaires lancent le débat. Je suis certain que l’opinion publique suivrait.»
Premiers engagements
En coulisses, des engagements s’apprêtent à être concrétisés. Le canton de Genève soumettra à la fin de l’année son premier plan d’action marchandise et logistique urbaine, pour 2019-2023, d’après Chrystelle Charat, directrice de projets stratégiques. Au total, 75 personnes se sont réunies entre janvier et juin pour imaginer des actions concrètes de réduction des émissions de CO2 dans ce domaine. A Fribourg, l’an passé, le conseiller aux Etats Beat Vonlanthen a déposé une motion afin de créer un label suisse d’e-commerce. Ceci dans le but de limiter les achats à l’étranger. A Genève, les Vert’libéraux font de plus en plus entendre leur voix. «Les Suisses prennent conscience que ce n’est pas seulement une question écologique, mais aussi de société», assure Alexandre Peyraud, président du parti.
2h30 du matin. A Daillens, l’effervescence est retombée d’un cran. Tout du moins pour quelques heures. Vers 6 heures du matin, le rythme reprendra. Pour le moment, les tapis roulants s’offrent un instant de répit. Cette fois encore, Jean-Gabriel Meylan, responsable du site, se montre satisfait. Avec plus de 10 tonnes de colis chargés et déchargés par jour et trois nouveaux centres régionaux en construction, l’e-commerce fait prospérer les affaires.
Compenser plutôt que diminuer
Les entreprises de logistique qui distribuent les paquets, telles que DHL ou UPS, soucieuses de diffuser une image positive, tentent de compenser leur impact. Par exemple, DPD indemnise son empreinte carbone par l’investissement dans sept projets pour l’énergie renouvelable et propre.
La Poste, qui contrôle 84% du marché domestique de colis, se vante de ses efforts en matière d’écologie, notamment à travers la combinaison rail-route ou encore la compensation monétaire. Plus de 2 millions de francs auraient ainsi été réalloués pour l’acquisition de véhicules propres. Malgré tout, La Poste a généré l’an passé 188 245 tonnes de CO2, soit 15 fois plus que le transport de colis Zalando.
Pour Léonard Schlaepfer, directeur du comparateur d’envois de colis Expedismart.ch, qui relie les clients aux livreurs, cette idée compensatrice s’est d’ailleurs concrétisée en partenariat avec l’ONG genevoise One Action. «Notre impact sur le transport est nul, mais notre activité pollue indirectement. Nous souhaitons compenser, à notre échelle, sur un projet de reforestation en Equateur.» Avec un don d’un franc par envoi, que le comparateur double, cela permettrait de réaliser une économie carbone de 300 à 1500 kilos de CO2 par colis.
Magasins, internet, qui pollue le plus?
Le commerce en ligne pollue, c’est une évidence. Mais pollue-t-il plus que les magasins? C’est ce qu’ont essayé de savoir des chercheurs suisses. En 2013, l’EPFL et le MIT ont coopéré pour prouver que le cybernaute, celui qui cherche, compare, commande et retourne le bien sur internet, polluait moins que la personne qui se rend dans un magasin.
«Le transport peut être davantage organisé et optimisé dans l’e-commerce que si chaque personne se rend individuellement dans son commerce», précise le coauteur de l’étude, Naoufel Cheikhrouhou, professeur de logistique à l’EPFL et à la HEG Genève. A l’Université de Saint-Gall, lors d’une étude comparable de 2017, donner des résultats aussi clairs était impossible. «Selon la situation, les résultats s’inversent, précise Patrick Kessler, président de l’Association suisse de vente à distance ayant participé aux recherches. Mais on a constaté que plus le volume de colis augmente, plus la distribution devenait efficace et écologique.»
Une étude lancée par la Confédération il y a plus d’un an, et qui paraîtra d’ici à la fin de l’année, pourrait trancher cette question. Mais pour le consultant indépendant en e-commerce, Olivier A. Maillard, il s’agit simplement du transfert d’un mode logistique à un autre. Du commerce traditionnel vers celui en ligne. De là à dire si on améliore ou péjore la situation…