Une «génération sacrifiée». Une «bombe sociale» qui menacerait la Suisse, à court terme, des pires débordements. Depuis une petite semaine, la question du chômage des jeunes fait les choux gras de la presse, notamment dominicale et romande. L’Union syndicale suisse (USS) et le Parti socialiste emmené par Christian Levrat ont lancé un assaut d’une virulence rare. Depuis, le PDC s’est joint au concert pour exiger des mesures exceptionnelles. Le propos se veut aussi une charge contre la conseillère fédérale Doris Leuthard, accusée par le socialiste de «déni de réalité» face à la «catastrophe» si rien n’est fait «tout de suite» pour éviter que 50 000 à 60 000 jeunes ne se retrouvent au chômage d’ici à 2010, comme le prédit l’USS.

En toile de fond, justement, figure un éventuel troisième paquet de relance envisagé par le Conseil fédéral. Parmi ces nouvelles mesures, le PDC demande qu’un fonds de 200 millions de francs soit alloué pour cofinancer la création de places d’apprentissage et de stage dans les entreprises. Le PS renchérit en proposant 120 millions par an pendant trois ans pour des emplois subventionnés et un «soutien concret» aux jeunes.

L’annonce qu’UBS n’engagerait pas une partie de ses apprentis cette année semble avoir mis le feu aux poudres. La banque n’embauchera que 50% de ses 260 apprentis cette année, contre 80% les années précédentes. Ce doute jeté sur la pérennité de l’ap­prentissage de commerce, vu depuis des décennies comme le ­socle inébranlable de la formation de base aux métiers de la banque, révélerait-il un mal plus profond?

Outre le cas de la grande banque – mal en point à plus d’un titre –, les exemples concrets se font pourtant rares. A Fribourg, Manor aurait bien renoncé à embaucher une dizaine de ses apprentis. Des parlementaires et entrepreneurs signalent eux aussi un «problème», comme l’UDC Jean-François Rime, mais les cas précis d’appentis mis à la porte seraient toujours à trouver ailleurs que dans leurs propres entreprises. La question s’est pourtant glissée dans les esprits. La filière de l’apprentissage, moteur et fierté de la formation professionnelle à la sauce helvétique, serait-il grippé?

A écouter Christian Levrat, la situation serait bien pire encore. Pour lui, la Suisse risquerait, rien de moins, qu’une vague d’émeutes «comme la Grèce en a connues en décembre 2008», prévenait le socialiste dans Le Matin lundi dernier.

Les professionnels cachent mal leur malaise face à ces déclarations tonitruantes. Les responsables des bureaux de l’emploi de plusieurs cantons romands, pourtant aux premières loges du phénomène, se montrent beaucoup plus prudents. Voire même agacés par ce catastrophisme soudain.

François Vodoz, directeur adjoint du service vaudois de l’emploi, estime que les politiques «pourraient se passer de ce genre de déclarations», propres à décourager des jeunes de se lancer dans la filière de l’apprentissage. Pour lui comme pour ses collègues neuchâtelois et genevois, il est trop tôt pour peindre le diable sur la muraille.

Les cas d’UBS ou de Manor semblent en effet encore ponctuels. Même si certaines entreprises auront du mal à embaucher ces prochains mois, rien n’indique que celles-ci aient fermé les portes à l’entrée de la formation. «Je n’ai pas d’élément objectif qui indique une diminution importante du nombre de places d’apprentissage», constate le fonctionnaire vaudois. Même son de cloche au service d’orientation du canton, qui a spécialement sondé les entreprises sur leurs intentions il y a trois semaines. Tout au plus la bourse des places d’apprentissage se vide plus vite en cette période préestivale, «parce que les jeunes s’y prennent plus tôt cette année», remarque Isabel Taher-Sellès, cheffe du service. Dans le canton de Vaud, 40% des jeunes commencent un apprentissage à la fin de la scolarité obligatoire.

A Neuchâtel, où une part plus importante des jeunes se forme dans des écoles professionnelles, «les signes vont plutôt vers un maintien de la formation duale, voire à une augmentation», se réjouit Sylvain Babey, chef du service de l’emploi. «Nous n’assistons ni à une augmentation du nombre de cas de rupture sociale de jeunes en difficulté, ni à une péjoration de la qualité des formations. Les inquiétudes viennent surtout du politique», constate-il.

Là aussi, les associations patronales n’indiquent pas de baisse des intentions d’embauches d’apprentis. «On peut avoir l’impression que les entreprises mettent des critères à l’engagement, observe encore Sylvain Babey, or ce sont les compétences qui comptent avant tout et il serait faux de dire que les employeurs ont une vision plus négative des jeunes en période de crise que pour d’autres tranches d’âge.»

Patrick Schmied, homologue genevois des deux responsables précédents, partage ce point de vue et souligne l’influence d’un phénomène «cyclique et immuable», qui veut que les jeunes soient les premiers touchés par une crise mais aussi les premiers à en sortir.

Il porte toutefois la critique un cran plus loin. «Il faut faire attention aux chiffres qu’on brandit», prévient-il. D’autant que «nous somme justement revenus de cette vision qui consiste à baser notre action sur des catégories d’âge ou autres». Cette vision des choses n’apporterait rien de bon, selon lui. «Il y a des situations très difficiles pour toutes sortes de chômeurs», rappelle Patrick ­Schmied. A l’exemple des familles monoparentales, aussi durement touchées, et dont «personne ne se préoccupe». Il serait regrettable que l’on en revienne à «la mode des publics cibles, au risque de discuter sans fin sur les profils à aider en priorité», conclut Patrick Schmied. En somme, même si les syndicats et les partis ont «raison de s’en soucier», il est nécessaire de rappeler que la situation promet d’être dure pour tout le monde, et que si le chômage venait bel et bien à doubler d’ici à 2010 comme le prédit le Secrétariat d’Etat à l’économie, «il doublera pour tout le monde».

Les responsables des services de l’emploi rappellent à l’unisson que leurs cantons respectifs n’attendront pas un éventuel troisième plan de relance pour soutenir la formation des jeunes. Le canton de Vaud vient d’annoncer la création d’un fonds de 5 millions, utilisable jusqu’en 2010, pour aider à la création de places d’apprentissage et de places de stage. Des initiatives semblables ont été prises à Neuchâtel et à Genève.