Cette demi-journée passée à travailler derrière son écran, elle ne l’inscrira pas sur son relevé d’heures. Un décompte censé attester des heures chômées par les employés de cette entreprise, au bénéfice d’indemnités pour réduction de l’horaire de travail (RHT). Rien non plus sur les quelques courriers échangés la veille entre 20h et minuit pour son travail.

Pour Samia*, il ne s’agit pas d’abus, mais «d’un peu de triche, par solidarité» envers ses collègues et son employeur, pour qui la pandémie a eu d’importantes conséquences économiques. Même idée de «coopération» pour Laure*. Sa direction a demandé explicitement à elle et à certains de ses collègues de travailler à plein temps, au lieu des 80% décomptés à la caisse de chômage pour percevoir l’indemnité. «On nous a dit que c’était ça ou l’entreprise se verrait contrainte de licencier», témoigne-t-elle.

D’autres, comme Stefano* ou David*, se sentent à l’inverse «incommodés» par une demande similaire de leur employeur qu’ils jugent «honteuse». Stéphanie* se dit même «choquée» d’avoir constaté que son supérieur avait requalifié ses vacances en heures chômées pour atteindre les 10% d’heures perdues permettant à l’entreprise de percevoir des indemnités. Ils travaillent dans le tourisme, la communication ou encore l’événementiel, dans des multinationales et des PME; tous témoignent anonymement, par crainte de représailles ou pour ne pas causer d’ennuis à leur employeur.

Procédures simplifiées, risques accrus

Des témoignages comme ceux-ci, l’avocate spécialisée en droit du travail Christine Sattiva imagine qu’il doivent être nombreux depuis le début de la crise sanitaire. En raison des restrictions, la période a généré un nombre record de demandes de chômage partiel. Selon le dernier décompte établi le 2 juin par le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco), près de 1,9 million de travailleurs étaient concernés par des mesures de RHT, soit plus du tiers de la population active, dans près de 190 000 entreprises sur environ 556 000.

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Certains abus ont été commis par des employeurs. Mais il existe aussi des employés indélicats qui ont profité des jours chômés pour travailler dans une autre entreprise. Dans le système de la loi sur l’assurance chômage, qui institue et régit la RHT, le collaborateur doit demeurer à l’entière disposition de son patron puisque le travail peut reprendre à tout moment, signale Christine Sattiva, qui enseigne également à l’Université de Lausanne.

Dans son dernier audit publié la semaine passée sur les mesures de soutien prises par la Confédération dans le cadre de la crise sanitaire, le Contrôle fédéral des finances (CDF) s’inquiète d’«un nombre élevé d’abus potentiels» aux indemnités RHT, majoritairement pour des taux d’activité supérieurs à ceux figurant dans les préavis, sans cependant pouvoir chiffrer précisément le phénomène.

En cause, la masse de demandes, généralisée à tous les secteurs d’activité: «A titre de comparaison, au plus fort de la précédente crise de 2008-2009, le chômage partiel concernait 92 000 personnes, principalement dans l’industrie», relève Michael Siegenthaler, du centre d’études conjoncturelles de l’EPFZ (KOF). «Aujourd’hui, 15 fois plus de travailleurs sont concernés, dans des entreprises du secteur tertiaire où les pointages d’heures sont habituellement moins rigoureux et rendus plus difficiles par la généralisation du télétravail», relève l’expert. Bureaux d’architectes, études d’avocats ou cabinets médicaux, médias, fiduciaires, cabinets de conseil, etc. sont donc les premiers concernés.

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Le risque de fraude est amplifié par la simplification des procédures, via l’ordonnance Covid, visant à accélérer le traitement des demandes. Notamment la dispense de fournir des décomptes d’heures individualisés. «Cela rend impossible de savoir qui a saisi les données et augmente les risques liés à un éventuel cumul de fonctions», pointe le CDF dans son rapport publié la semaine dernière. Autrement dit, un même collaborateur qui occuperait deux postes différents au sein de la même entreprise peut percevoir deux indemnités sans être repéré. Les mesures d’urgence exemptent en outre les employeurs de remettre à leurs salariés un décompte détaillé sur les indemnités versées, une confirmation de leur transfert aux employés concernés et l’assurance qu’ils continuent de payer les cotisations sociales. Des données importantes pour les contrôles, insiste le CDF.

Employés rendus complices

Le travail de contrôle, c’est le Seco qui le conduit, sous la forme de pointages aléatoires auprès des employeurs, indique-t-il. Le CDF prévoit d’identifier dans le courant de l’été les domaines et les sociétés les plus à risque, afin que le Seco les intègre à sa liste de contrôles.

Ces vérifications interviennent a posteriori, l’employeur étant tenu de conserver les documents relatifs au temps de travail pendant cinq ans, note Christine Sattiva. «L’idée générale, c’est que les caisses de chômage avancent les sommes, pour remédier à l’urgence de la situation. Les vérifications approfondies interviennent dans un deuxième temps.» Les contrôles sont menés au siège des entreprises, pour déterminer si le travail s’est effectivement arrêté pendant les périodes annoncées. Techniquement, le Seco peut avoir accès non seulement aux décomptes d’heures, mais aussi aux courriels professionnels échangés, aux relevés téléphoniques et «à tout ce qui est nécessaire pour faire appliquer la loi», indique Christine Sattiva.

En cas d’abus avéré, l’employeur peut se voir réclamer le remboursement des indemnités indûment perçues, majorées d’intérêts allant jusqu’au double des prestations. Une procédure pénale peut être engagée auprès des autorités judiciaires cantonales, pouvant conduire à des amendes, pour les abus les plus graves – si un employeur s’est personnellement enrichi par ce biais, par exemple.

L’employé qui a accepté dans un premier temps de jouer le jeu de l’employeur et de participer à l’abus court le risque de se voir accuser de complicité. «C’est la raison pour laquelle j’encourage un tel salarié à dénoncer son cas auprès de l’autorité administrative – caisse de chômage ou Seco – ou à s’adresser à une organisation syndicale au plus vite pour se protéger», avertit Christine Sattiva.

Un risque pour la pérennité des RHT

Plus généralement, Michael Siegenthaler craint que le dispositif des RHT lui-même n’en ressorte fragilisé. «S’ils demeurent impunis, les abus entament la crédibilité des assurances sociales et leur approbation par le contribuable qui les finance», renchérit Jérôme Cosandey, directeur romand et responsable de recherche en politique sociale chez Avenir Suisse.

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D’autres risques qui pourraient potentiellement affaiblir les RHT ont récemment été pointés. Faisant écho à une motion rejetée début mai au parlement, Unia dénonçait fin juin la distribution de dividendes aux actionnaires par des entreprises au bénéfice d’indemnités RHT (ABB, Swatch Group, Sika, entre autres). «Dans sa version actuelle, la loi sur l’assurance chômage n’exige pas d’y renoncer, tout comme elle ne requiert pas des autorités qu’elles vérifient si l’entreprise a des fonds suffisants», signale le Seco, rappelant au passage que cette prestation est prévue «pour les travailleurs et non comme soutien financier aux entreprises».

L’économiste Monika Bütler, qui enseigne à l’Université de Saint-Gall, s’est quant à elle opposée publiquement la semaine dernière à une prolongation des indemnisations. Cela entraîne le risque de «cimenter des structures économiques qui ne sont de toute façon pas viables à terme», a averti dans la presse alémanique la professeure, également membre du groupe de travail Covid-19 de la Confédération. «Cela ne fait que retarder l’inéluctable dans certains cas. Les salariés concernés perdent un temps précieux pour se réorienter», ajoute Jérôme Cosandey, regrettant la décision des autorités mercredi de faire passer la durée de douze à dix-huit mois.

«A force d’être publiquement malmené, cet instrument pourrait être remis en question sur le plan politique et susciter des velléités de réforme, craint Michael Siegenthaler. Or, «c’est un outil précieux, qui a montré son efficacité pour éviter les licenciements» – après la crise de 2009, le chômage partiel a permis de maintenir jusqu’à un emploi sur trois pour les personnes touchées, estime l’expert.

Face à des experts qui suggèrent de renforcer les contrôles, le Seco promet de se doter de «services d’inspection supplémentaires», sans donner de détails.

*Prénoms d'emprunt


Les RHT en temps de crise

Qu’entend-on par une réduction de l’horaire de travail (RHT)? Il s’agit d’une diminution d’au moins 10% ou d’un arrêt complet temporaire de l’activité de l’entreprise, dû à des facteurs d’ordre économique ou à une décision des autorités indépendante de la volonté de l’entreprise. Ces pertes de travail doivent être sans lien avec un risque normal d’exploitation (fluctuations des carnets de commandes, retards de projets prévisibles, etc.).

L’employeur peut alors demander une indemnité à hauteur de 80% de la perte de gain imputable aux heures perdues. Celles-ci doivent être contrôlées, consignées et transmises à la caisse de chômage par ses soins. Vacances, maladies, accidents et absences militaires ne peuvent être décomptés comme des heures chômées. Le but: maintenir les contrats de travail pendant le creux.

Dans le cadre de la crise sanitaire, ces pertes de travail se sont produites après les restrictions imposées pour lutter contre la propagation du virus. Celles-ci ont empêché l’accès à certains sites (lieux de travail pour les salariés, points de vente pour les clients, etc.) et ont entraîné un recul de la demande. Au vu de l’ampleur du choc, la Confédération a simplifié les procédures (préavis et décomptes). Elle a aussi étendu ce droit aux employés temporaires, aux apprentis ainsi qu’aux employeurs et à leur conjoint travaillant dans l’entreprise, une mesure cependant levée à la fin du mois de mai.

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Le Conseil fédéral a en revanche prolongé la durée maximale d’indemnisation de douze à dix-huit mois mercredi. Il a aussi maintenu le délai de carence à un jour, contre deux à trois en temps normal: il s’agit d’une période de latence entre la prise d’effet de la prestation et son versement, qui se traduit de fait par une participation financière de l’employeur aux salaires.

A ce jour, près de 190 000 entreprises ont déposé une demande depuis avril, pour un total de 1,9 million de travailleurs. Ces requêtes ont généré des paiements pour plus de 1 milliard de francs (en date du 6 mai), concernant plus de 700 000 travailleurs, indique le Contrôle fédéral des finances (CDF) dans son dernier audit sur les mesures Covid de la Confédération. R. R.


Combien?

En Suisse, la chasse aux fraudeurs au chômage partiel n’est pas encore officiellement ouverte. Le Seco, chargé des vérifications, a reçu 200 dénonciations, dont 90 provenant du site de lanceurs d’alerte du Contrôle fédéral des finances (www.whistleblowing.admin.ch). La plateforme www.coronafraude.ch, de l’Institut de lutte contre la criminalité économique de la Haute Ecole de gestion Arc, recense trois cas.

En France, 12 000 contrôles sont en cours depuis le 22 mai, avec un objectif à 50 000 d’ici à la fin de l’été. Sur les 3000 premiers dossiers analysés, les autorités ont pointé 850 suspicions de fraude, donnant lieu à une enquête approfondie.

Dans quatre cas, des procédures pénales pour escroquerie ont été lancées, dont l’une visant «un chef d’entreprise qui a créé cinq sociétés pour 67 salariés, mais aucun d’entre eux n’est déclaré ou n’a payé des cotisations sociales», a annoncé le Ministère du travail mardi. Au plus fort de la crise, en avril, l’Hexagone comptait 8,7 millions de travailleurs au chômage partiel.