Place financière 2.0
Depuis la fin du secret bancaire fiscal en 2009, les banques suisses ont dû faire face à de nombreux défis: transparence fiscale, crise financière, réglementation. Alors que certains annonçaient une hécatombe, les statistiques révèlent au contraire une certaine stabilité; que ce soit en termes d’avoirs gérés ou d’effectifs

«Tremblement de terre», «désastre», «trahison». La mort du secret bancaire en 2009 a été vécue comme un traumatisme par la place financière suisse. Et décrite comme tel par les banquiers. D’autant plus qu’elle concordait avec la crise économico-financière la plus grave qu’ait connue le monde depuis la fin des années 1920. Dans une interview au Temps, Ivan Pictet, alors à la tête de Genève Place Financière, estimait que l’abandon de la distinction entre évasion et fraude fiscales pourrait conduire à une division par deux de la taille de la place financière suisse.
Cinq ans plus tard, et alors que les banques suisses avaient jusqu’au 31 décembre 2013 pour décider de participer – ou non – au programme américain leur permettant de mettre en ordre leurs affaires de l’autre côté de l’Atlantique, l’apocalypse n’a pas eu lieu. Ou pas encore.
Si certains, à l’instar de Zeno Staub, président du groupe Vontobel, prédisent toujours la disparition d’une centaine de banques suite à l’acceptation du plan américain, les chiffres attestent pour l’heure une certaine stabilité, que ce soit en termes de montants gérés ou d’effectifs.
Une consolidation en marche
Certes le nombre de banques établies en Suisse a diminué, passant de 327 en 2008 à 297 fin 2012. Mais cette concentration était déjà en cours depuis un certain temps puisque le pays comptait 356 établissements en 2002.
Un phénomène préoccupe toutefois les observateurs: le départ de banques étrangères établies de longue date sur le sol helvétique. Entre 2008 et 2012, leur nombre a chuté de 154 à 131, selon les statistiques de la Banque nationale suisse (BNS). «Il y a toujours eu des départs, souligne Raoul Würgler, secrétaire général adjoint de l’Association des banques étrangères en Suisse. Mais en règle générale, ceux-ci étaient compensés par de nouvelles arrivées, ce qui n’est plus vraiment le cas ces derniers temps, mis à part les investissements de quelques banques étrangères fidèles à la place.» Et de citer en exemple la banque brésilienne J. Safra, qui a repris la Banque Sarasin en novembre 2011, ou encore la Commerzbank qui a annoncé en novembre 2013 la création de nouvelles succursales en Suisse afin de renforcer ses services offerts aux entreprises.
Pour Michel Dérobert, les banques étrangères représentent «le meilleur baromètre de l’attractivité d’une place financière». Le secrétaire général de l’Association des banquiers privés suisses s’inquiète d’autant plus que celles qui sont «plus ou moins officiellement à vendre» ne trouvent pas forcément preneur. «Et cela même si elles sont rentables, précise-t-il. C’est la preuve que les potentiels acquéreurs préfèrent se laisser du temps pour voir ce qui va se passer plutôt que de passer à l’action.»
La réglementation pointée du doigt
La fin du secret bancaire n’est toutefois pas seule en cause. D’autres facteurs sont venus jouer les trouble-fête. La crise financière d’abord. «Certains groupes avaient un besoin pressant de liquidités, explique ainsi Raoul Würgler. Ils ont donc préféré se séparer d’unités autonomes et faciles à vendre. D’autres ne disposaient tout simplement plus de la masse critique en termes d’actifs sous gestion pour justifier leurs dépenses en Suisse», poursuit-il.
La réglementation ensuite. «Jusqu’en 2007, il n’y avait que très peu de réglementation, explique Martin Schilling, responsable des services financiers chez PwC en Suisse. Chaque banque pouvait traiter sa clientèle non résidente comme elle le souhaitait.» Aujourd’hui, les banques se plaignent d’être acculées par de nouvelles règles. «Il y a MiFID avec l’Union européenne, Fatca avec les Etats-Unis, ou encore Rubik avec la Grande-Bretagne et l’Autriche, cite-t-il en exemple. C’est beaucoup pour une banque qui devrait toutes les appliquer.»
Les banques vont devoir atteindre une «masse critique» pour faire face à ces défis, prévient Martin Schilling. De nouvelles acquisitions ou disparitions sont donc à prévoir selon lui.
Une attractivité intacte
A voir l’évolution des montants sous gestion, les banques qui resteront pourront compter sur une attractivité visiblement intacte de la place financière suisse. Les montants gérés sur place s’élevaient ainsi à 5566 milliards de francs à fin 2012, selon la BNS, contre 5409 milliards fin 2008. Une somme qui reste éloignée des 7073 milliards atteints en 2007, juste avant que n’éclate la crise financière, mais qui demeure supérieure aux 4015 milliards enregistrés en 2002. Par ailleurs, si les avoirs appartenant à des clients étrangers ont diminué, passant de 3010 milliards en 2008 à 2825 milliards en 2012, ceux de la clientèle suisse ont plus que compensé cette baisse en progressant de 2399 à 2741 milliards sur la même période.
«Les banques suisses ont montré qu’elles étaient encore capables d’attirer de nouveaux clients, explique Martin Schilling. Toujours considérée comme un havre de sécurité, la Suisse a également profité des incertitudes qui demeurent en Europe», poursuit-il, citant en exemple les ponctions effectuées sur des comptes bancaires à Chypre ou encore la situation économique délétère qui règne en Grèce ou en Espagne.
Michel Dérobert évoque, quant à lui, une récente étude de Boston Consulting Group qui classait la Suisse à la première place mondiale en termes d’attractivité. «On s’aperçoit ainsi aujourd’hui que les banques suisses n’ont pas, ou très peu, perdu d’avoirs en provenance de la péninsule Ibérique, observe le secrétaire général de l’Association des banquiers privés suisses. Et cela même si les clients espagnols ont dû régulariser leur situation et payer des impôts.»
Professeur à Linz, en Autriche, et spécialiste de la finance suisse, Teodoro Cocca se montre moins optimiste. Selon lui, les avoirs des seuls clients privés en Suisse auraient chuté de 15% ces dernières années. Outre la crise et le durcissement réglementaire, ce spécialiste de la place financière suisse évoque également pour explication les propres erreurs de la place financière qui ont conduit à l’érosion du soutien politique en provenance de Berne.
Les fonctions support menacées
La variation des masses sous gestion résulte également de la fluctuation des marchés boursiers sur lesquels sont placés les avoirs des clients. Comme en 2008 lorsque le SMI avait chuté de plus de 30% et qu’UBS, à elle seule, avait essuyé une perte de 21,2 milliards de francs. Sur les 327 établissements qui étaient alors implantés en Suisse, 284 avaient toutefois réalisé des bénéfices cette année-là. En 2012, ils n’étaient plus que 254 sur 297 à clôturer dans les chiffres noirs, cumulant un profit de 7,01 milliards de francs contre une perte de 6,9 milliards pour les 43 établissements déficitaires.
Les rendements financiers obtenus pour les clients deviennent d’autant plus importants à l’ère de la transparence fiscale. «Avec la fin du secret bancaire, les banques doivent désormais miser davantage sur la performance si elles entendent garder leur clientèle étrangère», prévient Martin Schilling.
La rentabilité sera également nécessaire pour maintenir les effectifs des banques aux niveaux actuels. Pour l’heure, ceux-ci sont restés relativement stables, révélant là aussi que la saignée augurée n’a pas eu lieu. Les banques employaient ainsi 110 122 personnes en 2008 en Suisse contre 105 166 fin 2012, soit une réduction de 4,5% des effectifs. En 2003, ils n’étaient que 99 460 à travailler dans le secteur bancaire. Mieux encore, le nombre d’employés de banque à Genève s’élevait à 20 127 en 2008 contre 20 129 à la fin de l’année dernière.
Si Martin Schilling ne s’attend pas à une diminution drastique du nombre d’employés de banque ces prochaines années, il escompte davantage un basculement d’un secteur d’activités à un autre. «Avec l’industrialisation et l’outsourcing, le nombre de personnes travaillant dans des back-offices en Suisse va certainement se réduire, prévient-il. A l’inverse, ils devraient être plus nombreux à travailler dans le secteur juridique et celui de la compliance.» Des propos qui font écho à ceux du patron d’UBS en Suisse. Dans une interview accordée au Temps le 22 novembre 2013, Lukas Gähwiler estimait que l’industrialisation du secteur amenait à se poser des questions: «Faut-il vraiment maintenir des centres opérationnels sur les places les plus chères au monde, telles que Zurich, Londres et New York, indiquait-il. Ou, à l’inverse, peuvent-ils être délocalisés vers des endroits meilleur marché?»
Pour Michel Dérobert, la Suisse a eu la chance de ne pas avoir été trop concernée par «la catastrophe» qui a touché les banques d’investissement. «La place de Londres a perdu un tiers de ses emplois durant la crise financière, rappelle-t-il, dont seule une partie a été récupérée depuis.» Selon lui, la question centrale porte désormais sur l’accès des banques suisses au marché européen. «Les banques vont certainement investir en argent et en ressources humaines ces cinq prochaines années, prédit-il. La question est de savoir où elles prévoient de se déployer. En Suisse ou à l’étranger?»