La contribution des inventeurs immigrés à l’innovation en Suisse
Opinion
AbonnéOPINION. La mise en place de régulations pour limiter l’immigration ou la rendre plus sélective risquerait d’avoir un effet de ralentissement de l’innovation en Suisse, avancent Gabriele Cristelli, Dominique Foray et Francesco Lissoni, de l’EPFL, Collège du management de la technologie

Dans les économies modernes qui ne disposent pas de larges réserves pétrolières ou minières et ne peuvent donc s’enrichir en les exportant, la source principale de richesse est représentée par les personnes qualifiées, qui possèdent les connaissances théoriques ou pratiques, adéquates à l’innovation.
En effet, pour ces pays, comme la Suisse, la manière presque unique d’augmenter le niveau de vie de la population est que les entreprises et les travailleurs continuent de produire davantage d’outputs (des produits et des services) pour une même quantité d’inputs (ou de travail humain). Or l’innovation est le principal moteur de cette croissance de la productivité. Les travailleurs qualifiés, qui forment la catégorie des inventeurs, tels que les ingénieurs, les scientifiques ou les professionnels créatifs, sont donc précieux. Les inventeurs sont des personnes très mobiles au niveau international et représentent ainsi une part non négligeable de l’immigration dans les pays les plus avancés.
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Un moyen de quantifier la contribution des inventeurs étrangers à l’innovation dans leurs pays de destination consiste à utiliser les bases de données de brevets.
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Près de 30% des brevets
Le brevet est considéré par les économistes comme un bon indicateur de l’innovation, même s’il n’en donne qu’une vision partielle. Un jeune chercheur de notre laboratoire – Gabriele Cristelli – a construit une nouvelle base de données pour étudier la relation entre l’immigration et l’innovation en Suisse. Il a collecté l’ensemble des brevets déposés par les entreprises basées en Suisse à l’Office européen des brevets et identifié les inventeurs qui sont titulaires d’un permis de travail suisse – en reliant les données de brevet aux données de la base Symic, mise à disposition par le Secrétariat d’Etat aux migrations. Le projet a été entièrement effectué dans le cadre de l’Office fédéral de la statistique, sous des conditions strictes d’anonymisation des données.
Cette base de données compte donc plus de 50 000 brevets déposés entre 2002 et 2015 par des entreprises localisées en Suisse. Une première analyse de ces données révèle le rôle très important joué par les immigrés dans l’innovation suisse. Près de 30% des inventeurs travaillant et déposant des brevets en Suisse durant la période 2002-2015 sont titulaires d’un permis B, C, L ou G. Il faut noter que seuls 5% de cette population d’inventeurs étrangers sont nés en Suisse ou y sont arrivés alors qu’ils étaient mineurs. Cela fait de la Suisse l’un des quatre premiers pays au monde en termes de proportion d’inventeurs immigrés, aux côtés de l’Allemagne, du Royaume-Uni et des Etats-Unis. La grande majorité de ces inventeurs immigrés viennent d’un pays voisin: les Autrichiens, Français, Allemands et Italiens constituent 77% de la totalité des inventeurs immigrés.
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Une forte intégration
Un autre point intéressant est celui de l’intégration des inventeurs immigrés dans l’écosystème de l’innovation suisse. On peut observer cela en analysant les phénomènes de co-invention (lorsque plusieurs inventeurs sont cités dans un brevet donné). Or 61% des brevets produits par des inventeurs immigrés indiquent la contribution d’au moins un autre inventeur qui est Suisse. Ainsi, les inventeurs étrangers ne procèdent pas de manière solitaire mais ils sont pleinement insérés dans les laboratoires et les départements de recherche des entreprises suisses.
Une autre information intéressante est que ces inventeurs immigrés ne profitent pas seulement aux grandes entreprises multinationales suisses, qui savent parfaitement capter les talents étrangers. En effet, une proportion significative de ces inventeurs est employée par des PME ou des start-up (respectivement 28% pour les moyennes et 25% pour les petites entreprises). C’est donc l’ensemble de l’économie qui est irrigué par ce flot d’inventeurs étrangers.
Les inventions auxquelles contribuent les inventeurs immigrés se retrouvent dans plusieurs technologies clés de l’économie suisse, en particulier les secteurs chimique et pharmaceutique, ainsi que ceux des technologies médicales et de l’horlogerie. Les nouvelles technologies ainsi développées peuvent engendrer des rendements exceptionnels pour les entreprises qui en détiennent les brevets. Elles peuvent aussi devenir les innovations permettant l’émergence de start-up dans l’un des nombreux parcs de l’innovation, présents en Suisse.
Ces évidences doivent nous faire réfléchir davantage sur les problèmes que pourrait engendrer le concept «d’immigration modérée». Les immigrés ont joué et continueront à jouer un rôle majeur dans l’innovation suisse donc dans la croissance du pays et l’augmentation de son niveau de vie. La mise en place de régulations pour limiter l’immigration ou la rendre plus sélective risquerait d’avoir un effet de ralentissement de l’innovation en Suisse et donc de diminution de sa compétitivité.