Le dernier épisode des tensions économiques entre la Russie et la Biélorussie porte un nom: celui de Vladislav Baumgartner, le PDG du géant de la potasse Uralkali, arrêté à Minsk le 26 août dernier. Impossible, en effet, de ne pas voir de lien entre l’interpellation de ce dirigeant russe à l’aéroport de Minsk, alors qu’il venait de terminer un entretien avec le premier ministre biélorusse Mikhaïl Myasnikovitch, et l’éclatement du cartel de la potasse, un engrais vital pour l’agriculture des pays émergents comme la Chine ou l’Inde, dont les besoins augmentent massivement. Impossible aussi de ne pas y voir une nouvelle preuve des relations empoisonnées entre Moscou et son petit voisin dirigé depuis dix-neuf ans par l’autoritaire président Alexandre Loukachenko.

Mécène à Gstaad

Uralkali, géant du secteur dont le milliardaire russe Suleiman Kerimov est actionnaire, est en conflit avec son ex-partenaire Belaruskali, le producteur d’Etat local de potasse. Mais pour les autorités de Minsk qui ont aussi porté plainte contre Kerimov, le différend est bien plus qu’un contentieux entre deux entreprises. Celles-ci accusent le géant russe d’avoir provoqué sciemment l’effondrement du cours de la potasse, causant un manque à gagner de 100 millions de dollars pour le budget de l’Etat. Vladislav Baumgartner, dont le Kremlin a exigé vendredi la libération, risque jusqu’à 10 ans de prison. Il est pour l’heure emprisonné pour deux mois et se retrouve aussi accusé d’avoir empoché personnellement plus de 100 millions de dollars.

Souleiman Kerimov n’est pas un inconnu en Suisse. Ce magnat qui détient 21,75% des actions d’Uralkali a donné depuis 2007 son nom à une fondation lucernoise et fait partie des donateurs du Zurich Film Festival. Idem pour l’ancien propriétaire d’Uralkali, Dmitri Rybolovlev, qu’il a remplacé. Ce dernier est aussi familier de la Confédération, où il finance l’initiative culturelle «Les Arts ­Gstaad». Il avait défrayé la chronique en 2010 avec l’un des divorces les plus coûteux de l’histoire: son ex-femme lui réclamait près de 3 milliards de francs.

Cette guerre des engrais entre Moscou et Minsk est en fait l’apothéose d’un long conflit. Uralkali tente en effet depuis plusieurs années de convaincre Minsk de lui céder le contrôle de Belaruskali, qui représente 20% des recettes budgétaires biélorusses. Plus largement, le Kremlin encourage les oligarques russes à mettre la main sur les principaux actifs industriels du petit voisin. Un Anschluss économique, auquel résiste un Loukachenko très déterminé à régner sans partage sur son pays.

Moscou a laissé quelques jours au président biélorusse pour revenir en arrière et relâcher Baum­gartner. Faute de réponse, le ton est monté avec des menaces de fermer le marché russe aux produits laitiers biélorusses «pour des raisons sanitaires» et de réduire drastiquement les exportations de pétrole russe. Des méthodes russes traditionnelles envers les anciens satellites.

Le marché global de la potasse, est estimé à 20 milliards de dollars par an et son négoce se déroule en partie à travers des filiales basées en Suisse. L’éventualité d’une mainmise de Moscou inquiète d’autant plus les Biélorusses qu’Uralkali semble avoir anticipé la baisse des cours. Une note du groupe russe à ses investisseurs, transmise avant le voyage à Minsk de son PDG, indiquait une probable chute d’environ 25%. De quoi alimenter les peurs biélorusses et nourrir la paranoïa ambiante.

Si l’affaire continue de s’envenimer et engendre des mesures pétrolières de rétorsion, une vraie guerre économique peut s’ensuivre entre les deux pays. Le produit de la réexportation de brut russe raffiné en Biélorussie représente environ la moitié des recettes budgétaires de l’ancienne république soviétique. Cet énorme levier se double de prêts russes conditionnés par un programme de privatisations biélorusses – lequel devait inclure le fabricant national Belaruskali – perpétuellement retardées par Loukachenko. Seuls gagnants: les consommateurs d’engrais, susceptibles de profiter d’une baisse des cours.