Crise des talents: une colle pour l’économie, une chance pour l’entreprise
Emploi
AbonnéANALYSE Dans un marché du travail pénurique, le chéquier ne suffit plus aux employeurs pour faire la différence. Les entreprises doivent trouver d’autres arguments pour attirer des talents. Mené avec sincérité, l’exercice peut permettre de se démarquer dans l’intérêt de tous

Le spectre de la «grande démission américaine» plane-t-il sur le marché suisse de l’emploi? A en croire une étude publiée mardi par PWC en marge du WEF, un travailleur sur cinq n’exclut pas de changer d’emploi dans l’année à venir, en quête d’un salaire plus élevé ou d’un défi professionnel davantage épanouissant. La société de conseil qui a interrogé 1043 personnes dresse un tableau qui interpelle: 57% des sondés se disent insatisfaits de leur situation. C’est plus que la moyenne internationale, pile poil établie à la parité.
Tous ces démissionnaires potentiels ne passeront évidemment pas à l’acte, surtout qu’il n’est pas dit qu’ils trouveront l’entreprise de leurs rêves. Mais certains pourraient bien être galvanisés par un contexte qui joue en leur faveur. Vendredi dernier, l’agence de placement Manpower annonçait en effet que trois entreprises sur quatre peinent à recruter en Suisse. Selon les données recueillies par Le Temps, il manque actuellement en tout cas 50 000 personnes pour combler les intentions d’embauche des employeurs suisses.
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Chômage historiquement bas
Il y a deux ans, qui aurait parié sur un tel scénario? Alors que le nouveau coronavirus verrouillait les magasins et les restaurants du pays et mettait à mal les chaînes d’approvisionnement, c’est une explosion du chômage qui était redoutée. Sans oublier que quatre ans plus tôt, une étude publiée par le Forum économique mondial prédisait, sous les coups de boutoir de la numérisation et de la robotisation de l’économie, une perte sèche de 5 millions d’emplois dans le monde, principalement en Occident. L’histoire s’est chargée de rappeler que les avancées technologiques prennent toujours plus de temps à devenir réalité que certains esprits pressés ne le présument. En Suisse, le taux de chômage était estimé à 2,3% en avril dernier.
Entre l’inflation galopante, la guerre en Ukraine et les confinements répétés en Chine, il n’est pas exclu qu’un douloureux retournement de situation ne change la donne. Mais pour l’instant, c’est l’image d’un marché du travail asséché que renvoient les spécialistes des ressources humaines. Avec notamment un manque cruel d’expertise dans les nouvelles technologies, le phénomène menace de retarder une indispensable transformation numérique du pays; il risque aussi de niveler par le bas d’autres secteurs comme l’enseignement ou la santé en pesant par exemple sur la qualité des prestations, faute de formation suffisante et adéquate.
Sur le papier, la pénurie qui sévit offre de belles perspectives de revanche à celles qu’on appela pendant longtemps les «classes laborieuses» et qui semblent désormais tenir le couteau par le manche. Alors que la rémunération du travail a stagné ces vingt dernières années dans bien des branches, le manque actuel devrait mécaniquement entraîner des hausses de salaires, surtout que le renchérissement augmente encore la pression ambiante. Dans les faits, les négociations s’annoncent bien plus corsées. Beaucoup d’employeurs, publics ou privés, ne disposent pas toujours d’une grande marge de manœuvre.
Dans cette équation complexe, une donnée encourageante se détache. Au nom de la fameuse quête de sens qui habite de nombreux candidats et candidates, il paraît de plus en plus clair que l’argent ne représentera plus le seul critère à la table des négociations. Cette transformation exige une révolution copernicienne au sein de nombreuses entreprises, habituées auparavant à se contenter de leur chéquier pour recruter.
Authenticité exigée
Les résultats de l’étude PWC le rappellent: cet argument va continuer à compter. Mais il va entrer en concurrence ou en complémentarité avec d’autres critères tels que les conditions de travail, le projet et la gouvernance de l’entreprise ou les possibilités de formation continue. Là où une entreprise industrielle pourra par exemple jouer sur sa production locale, une banque pourra brandir son engagement climatique. Une condition sine qua non: ces promesses doivent être sincères et probantes. Inutile de tenter de mettre une couche de vernis sur une gouvernance patriarcale ou de sombrer dans le blanchissage écologique pour attirer les talents car la mascarade ne fera pas illusion.
C’est donc à une véritable refonte de l’entreprise qu’appellent les «fourmis» de l’économie suisse, un mouvement dirigé par les nouvelles générations. Cela ne signifie pas qu’elles ne sont plus prêtes à travailler mais simplement qu’elles ne le font plus à n’importe quelles conditions. Concilier les besoins d’entreprises qui doivent rendre des comptes à leurs actionnaires et les attentes d’une «main-d’œuvre» qui ne s’en laisse plus conter ne s’annonce pas simple. Mais si l’exercice permet de rééquilibrer le rapport de force entre les employeurs et leurs employés, c’est toute la société qui en bénéficiera. Et les premières entreprises qui réussiront le changement de paradigme gagneront un solide avantage compétitif.
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