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Accusés de rendre leurs utilisateurs accros, les géants de la tech réagissent

Apple, Google et Facebook lancent des services pour mesurer le temps que les consommateurs passent en ligne afin de les aider à se «désintoxiquer». Mais le risque d’une perte de maîtrise face aux nouvelles technologies ne s’éloigne pas

Les géants du web, pour s’adapter aux critiques, modifient légèrement leurs services pour maintenir dans le long terme la relation établie avec leurs utilisateurs. — © Laurent Bazart pour Le Temps
Les géants du web, pour s’adapter aux critiques, modifient légèrement leurs services pour maintenir dans le long terme la relation établie avec leurs utilisateurs. — © Laurent Bazart pour Le Temps

«You’re All Caught Up.» En français: «Vous êtes à jour.» Voici le message qu’affiche, depuis cet été, Instagram à son milliard d’utilisateurs. Le réseau social veut ainsi les rassurer: dès qu’ils parviennent à ce message, ils peuvent être certains d’avoir vu absolument toutes les photos de leurs relations publiées durant les quarante-huit dernières heures. Plus besoin de «scroller» plus bas.

Instagram, filiale de Facebook, a été ainsi l’un des premiers géants de la Silicon Valley à prendre une mesure contre le syndrome du «Fear of missing out» (FOMO), ou la peur de rater quelque chose. Le FOMO nous rend accro à notre smartphone, accusé de nous voler notre temps, voire notre sommeil.

Nouvelles initiatives

Le réseau social est imité par sa maison mère: depuis août, Facebook déploie une nouvelle fonction permettant de mesurer le temps passé lors de chaque connexion sur les sept derniers jours. Il sera aussi possible de créer une alerte qui s’activera lorsque le temps de connexion maximum fixé par l’utilisateur aura été atteint.

Désormais, c'est au tour de Google et d’Apple, qui contrôlent à eux deux 99,9% des systèmes d’exploitation pour smartphones, de passer à l’action. Le système Android P du premier proposera un mode «ne pas déranger» pour éliminer toute notification. Google permettra de limiter le temps pour chaque application. Une fois celui-ci écoulé, son icône passera en gros. En face, la nouvelle iOS 12 d’Apple permet notamment de savoir combien de fois par jour l’utilisateur regarde l’écran de son smartphone…

© imago/Kyodo News
© imago/Kyodo News

Demander pardon plutôt que la permission

Les géants de la technologie répondent ainsi aux critiques, émises fin 2017 par plusieurs de leurs anciens employés, qui les accusaient d’avoir créé des machines à addiction. Ces multinationales «utilisent vos vulnérabilités psychologiques, consciemment ou non, contre vous dans leur course pour attirer votre attention», avait martelé Tristan Harris, ancien cadre de Google à l’origine du mouvement Time Well Spent.

Près d’un an plus tard, ces technologies sont-elles redevenues au service de l’homme… ou est-ce plutôt l’inverse? «J’ai l’impression que peu d’internautes ont été touchés par les cris d’alarme lancés par ces anciens employés. Et tant pour le grand public que pour Facebook ou Apple, les scandales liés aux fake news ont hélas vite éclipsé ce débat sur l’addiction», estime Fabien Girardin, cofondateur de l’agence de prospective et innovation Near Future Laboratory.

Lire aussi: Google piste secrètement les internautes et suscite la colère

Pour cet ingénieur s’intéressant au lien entre l’homme et la technologie, «scandales ou pas, les géants de la tech devaient progressivement changer leur modèle d’affaires en le basant sur la confiance. Ils ne peuvent pas, sur le long terme, développer uniquement une économie dite de l’attention en voulant manger un maximum de temps aux utilisateurs de leurs services. Ce n’est pas tenable sur la durée, ne serait-ce que pour leur santé – voire leur durée de vie.»

Du coup, Apple, Facebook ou Google ont dû évoluer. «La façon de faire ne change pas, poursuit Fabien Girardin. C’est toujours le motto «mieux vaut demander pardon que demander la permission», en vigueur dans la Silicon Valley, qui prévaut. Ces sociétés s’adaptent aux critiques, modifient légèrement leurs services pour maintenir dans le long terme la relation établie avec leurs utilisateurs, sans rien modifier de leur caractère addictif.»

Développer des «compétences de survie»

Denis Gillet, maître d’enseignement et de recherche à l’EPFL spécialisé dans l’interaction avec les machines, préfère mettre en avant la responsabilité des utilisateurs. «Je ne nie pas que ces entreprises cherchent à nous rendre accros à leurs services. Mais il ne faut pas oublier leur utilité: qui peut encore se passer de Google pour faire une recherche ou de WhatsApp pour interagir en temps réel avec sa famille, ses amis ou ses collègues?»

Pour le chercheur, l’utilisateur a une part de responsabilité. «A nous de nous adapter, de développer des compétences de survie dans le monde numérique, de mettre des limites à notre utilisation des médias sociaux. Les entreprises répondront à nos attentes pour ne pas nous perdre. Il faut aussi sensibiliser les plus jeunes dès l’école primaire – notamment parce que leurs parents n’ont souvent pas les compétences pour les guider dans le monde numérique.»

Le chercheur de l’EPFL estime en parallèle que l’Etat a aussi un rôle à jouer. «Le Règlement général sur la protection des données (RGPD) est un bon exemple d’un cadrage positif et utile protégeant les citoyens européens face à des pratiques de géants de la technologie. Il ne faut donc pas partir perdant.»

Mais il n’existera a priori pas de loi similaire concernant les technologies d’addiction aux smartphones, par exemple. Pire encore, les nouvelles mesures proposées par Facebook ou Google pourraient renforcer leur pouvoir, comme l’expliquait récemment au Figaro Antonio Casilli, professeur de sociologie à Télécom Paris Tech: «Leurs nouvelles fonctionnalités prétendent nous libérer de l’injonction à l’hyper-connexion qu’elles ont elles-mêmes créée. Mais leur réponse reprend toutes les métriques de la productivité: temps d’affichage, nombre de clics… Elles installent une énième couche d’attention pour nous faire intérioriser le fait qu’une fois que nous sortons de ce mode de déconnexion, nous devons répondre à tant d’e-mails en tant de secondes autorisées.»

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Des «aspirateurs à données»

Cette tension entre l’homme et son smartphone, entre son utilité et son côté addictif, pourrait bientôt se déplacer sur un autre terrain: celui des assistants vocaux. Après avoir conquis les Etats-Unis, l’Echo d’Amazon, le modèle Home de Google ou le HomePod d’Apple progressent en Europe. Contrôlés par la voix, ces appareils promettent de (presque) tout faire pour (et à la place) de leur utilisateur. Au point d’entamer un peu plus le libre arbitre des humains? «Ces appareils sont de fantastiques aspirateurs à données, car ils sont en permanence à l’écoute, détaille Fabien Girardin. Ils se connectent aux objets alentour, ils sont au cœur de notre vie domestique de manière quasiment invisible… Mais je pense que les consommateurs, devenus très sensibilisés aux questions de vie privée et de données personnelles, sauront les utiliser de manière limitée.»

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Sur ce point, Denis Gillet est du même avis: «Cette écoute en permanence est extrêmement sensible et aucun utilisateur ne pourra l’ignorer. Si Apple ou Google constatent que cela pose problème, que les gens utilisent moins ces appareils, ils les modifieront. Je suis optimiste.»

Perte de maîtrise

Selon la société de recherche américaine eMarketer, «depuis le smartphone, aucun autre appareil électronique n’a été adopté aussi vite que le haut-parleur connecté». Et cette adoption ultra-rapide risque d’avoir une conséquence directe sur l’homme: une perte de maîtrise sur ses choix. Comme le relevait récemment le site spécialisé Quartz, lors d’un achat dans un magasin physique, le consommateur a le choix entre une poignée de produits similaires. Lors d’un achat en ligne, il a le choix entre des milliers de produits comparables. Mais lorsqu’il effectue ses achats de la voix, chez lui, le choix se limitera sans doute au premier produit que lui propose son assistant – celui-ci ne s’embarrassera pas de lui fournir plusieurs options. Le risque que la machine restreigne ainsi de manière phénoménale le choix pour l’internaute est très élevé.

Une défiance jamais vue envers Facebook

Facebook s’apprêterait à subir une désaffection sans précédent de la part de ses utilisateurs, selon une étude de l’institut Pew Research Center rendue publique début septembre. Cet organisme a sondé 4594 Américains entre le 29 mai et le 11 juin 2018, soit peu après le scandale Cambridge Analytica. Résultats: 26% des sondés disent avoir supprimé l’application de leur smartphone lors des douze mois précédents. En parallèle, 42% ne se sont pas connectés durant plusieurs semaines au réseau social. De plus, 9% ont téléchargé la totalité des données personnelles collectées par Facebook à leur sujet. Malheureusement, l’étude ne spécifie pas les raisons qui ont provoqué ces actions chez les utilisateurs du réseau social.

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Les jeunes sont les plus nombreux à supprimer l’app

Ce désamour pour Facebook touche surtout les plus jeunes puisque, dans la tranche d’âge des 18 à 29 ans, 44% ont supprimé l’application. Ce mouvement ne veut pas forcément dire que ces personnes vont aller jusqu’à supprimer leur compte – on ne parle dans le sondage que de suppression de l’application pour smartphone. Mais c’est sans doute le prélude à une baisse du nombre d’utilisateurs.

Cette baisse a été constatée dans les chiffres semestriels de Facebook rendus publics fin juillet: trois millions d’Européens avaient supprimé leur compte, faisant passer le nombre total d’utilisateurs du continent de 282 à 279 millions. Aux Etats-Unis et au Canada, le nombre était stable (185 millions) à fin juillet. Mais cela pourrait changer lors des prochains chiffres trimestriels, fin octobre.