«Salut John Anderton, ça te dirait une Guinness?» «Vous avez l’air stressé, John Anderton. Besoin de vacances?» Dans le centre commercial, des spots publicitaires interpellent un homme au pas pressé. Agence de voyages, banque, marque de voiture ou de parfum: les messages, en continu et en 3D, tentent de capter son attention, avant qu’une énième caméra ne scanne sa rétine et le géolocalise.

Vous reconnaîtrez peut-être cette scène, extraite du film Minority Report, sorti en 2002. Steven Spielberg nous plongeait dans l’Amérique de 2054, un univers de verre et d’écrans où Tom Cruise prédit les crimes urbains. Depuis, l’innovation a rattrapé la fiction. Plusieurs avancées technologiques présentées dans le film, considérées à l’époque comme futuristes, sont en passe de devenir réalité: écrans multi-touch, voitures autonomes, maisons régies par commande vocale… et publicités intelligentes.

La perspective d’un slogan qui vous apostrophe personnellement n’a en effet plus rien de dystopique. Ces quinze dernières années, les stratégies marketing se sont adaptées aux nouveaux supports numériques et ont exploré le potentiel de l’intelligence artificielle, misant sur des publicités de plus en plus ciblées. Si sur le web, la pratique est déjà commune, elle investit aujourd’hui le monde bien physique de nos villes, où plusieurs entreprises planchent sur les affiches, numériques et interactives, de demain.

Une expérience moins irritante

C’est le cas d’Advertima. Cette start-up saint-galloise, lauréate du prix Swisscom Startup Challenge l’an dernier, développe depuis 2016 une technologie permettant à un écran, muni d’une caméra 3D, de repérer et d’examiner les passants afin de leur proposer une annonce personnalisée.

Et une expérience positive. «Dans l’imaginaire collectif, la publicité est irritante, parce que nous sommes en permanence bombardés de contenus inesthétiques et peu pertinents, remarque Iman Nahvi, cofondateur d’Advertima. Mais nous avons le potentiel de rendre la publicité plus adaptée et enrichissante, en particulier à l’extérieur, où les Suisses y sont particulièrement sensibles.»

Age, genre et mouvements

Partant du principe qu’une jeune femme de 25 ans n’a pas les mêmes intérêts qu’un homme de 60 ans, les ingénieurs d’Advertima ont conçu un algorithme capable de déterminer l’âge et le genre d’un individu se tenant devant l’écran, en quelques millisecondes. Une innovation que teste actuellement la branche saint-galloise de la banque Raiffeisen.

Mais Advertima ne s’arrête pas là. La start-up travaille à présent à l’interprétation des mouvements du consommateur, qui représentent, eux aussi, des sources précieuses d’information. «L’endroit et la manière dont la personne se tient, si elle détourne le regard ou sourit… Toutes ces réactions permettent de déterminer si un spot publicitaire a fait mouche ou non», souligne Iman Nahvi, qui prévoit l’analyse des émotions pour l’an prochain.

Cerveau humain

Et pourquoi pas celle du style vestimentaire, dans un futur plus lointain. «Techniquement, c’est complexe. Contrairement au monde virtuel qui tient le consommateur captif de son écran, dans la rue, on a affaire à une foule de personnes plutôt passives, précise Iman Nahvi. Nos algorithmes doivent donc interpréter le monde quasiment à la manière du cerveau humain.» Et prendre une décision soupesée et quasi-instantanée. «Idéalement, il pourra conclure que tel jeune homme de 28 ans, qui porte une casquette et un t-shirt Nike, pourra apprécier une publicité Coca-Cola.»

Au risque de tomber dans le stéréotype? Au contraire, répond Iman Nahvi. «Le marketing du siècle dernier avait tendance à mettre les gens dans des boîtes. Alors que, aujourd’hui, on s’adresse directement aux individus en les comprenant mieux.» Pour ce faire, la technologie du machine learning verra l’algorithme apprendre de chacune de ses interactions afin de cibler encore plus finement les goûts des passants.

Statistiques anonymes

Se pose évidemment la question du respect de la vie privée. L’idée de se faire traquer, comme John Anderton, par un écran publicitaire dans l'espace public a de quoi inquiéter. Iman Nahvi tient à rassurer: «Les images du consommateur ne seront conservées nulle part, impossible donc de les réutiliser ou de les hacker. De plus, l’algorithme n’accédera à aucune donnée personnelle. Seules les statistiques, anonymes, seront retenues.»

Si le logiciel est encore en développement et ne verra le jour que d’ici à 3 ou 4 ans, le marché est en plein boom. Les Japonais du groupe Nec ou encore les Américains d’AdMobilize proposent aux aussi leurs versions du panneau intelligent.

Advertima ne se fait pas de mauvais sang pour autant: elle a ouvert une succursale à Berlin, réuni plus de 8 millions de francs de fonds privés et compte de gros poissons parmi ses futurs annonceurs, à l’instar de Migros. Même la Société Générale d’Affichage, qui récupérait l’an dernier la concession pour la ville de Lausanne, semble conquise: après une collaboration test avec la start-up saint-galloise l’an dernier, elle assure que l’intelligence artificielle fait partie des canaux d’innovation qu’elle compte creuser à l’avenir. En faisant de la protection des données sa «plus haute priorité».


«Les affiches papier sont encore efficaces, mais leur potentiel marketing a ses limites»

Professeur assistant en marketing digital à HEC Lausanne, Tobias Schlager explique pourquoi les écrans intelligents devront attendre quelques années avant de supplanter les panneaux traditionnels

Le Temps: Dans l’espace public, les affiches classiques l’emportent encore largement sur les publicités faisant appel aux nouvelles technologies. Pourquoi?

Tobias Schlager: Les annonceurs sont encore réticents à se lancer dans la publicité numérique et «intelligente», en grande partie parce qu’ils la connaissent mal. Ils doivent d’abord en appréhender les concepts, parfois complexes, évaluer la réaction des consommateurs, les questions de protection des données… Ce processus prend du temps. En outre, comparé à son équivalent en ligne, le marché de la publicité extérieure est moins compétitif puisque régi par des frontières claires et un nombre d’acteurs restreint. Les leaders du domaine se portent donc plutôt bien et ressentent moins le besoin d’innover. C’est vrai, les affiches papier sont encore efficaces aujourd’hui, mais leur potentiel marketing a ses limites.

Les publicités extérieures 4.0 ont-elles déjà fait leurs preuves?

Il y a eu de belles réussites. Au début de l’année par exemple, la marque de gin Gordon a misé sur la grève des chemins de fer en Angleterre pour une campagne originale. En cas de retard de train, les voyageurs étaient invités à utiliser un hashtag particulier et, grâce à un algorithme qui recoupait les minutes de retard et le nombre de tweets postés, Gordon renvoyait aux voyageurs un bon pour un gin tonic. Résultat: des milliers de personnes sont allées goûter le cocktail en question. On voit que lorsque la publicité est diffusée au bon moment et de manière dynamique et engageante, ça fonctionne. La tendance va d’ailleurs vers plus d’interaction avec le consommateur.

Le public est-il prêt à accueillir des écrans publicitaires intelligents?

Comme pour toute innovation, l’accueil sera probablement plutôt méfiant. Bien que la jeune génération ait grandi avec les nouvelles technologies, il est probable que, à l’instar du scandale récent autour des données Facebook, ces outils marketing soient perçus comme manipulateurs. Il s’agira pour les marques d’en tester les limites. D’autant que nous vivons dans un monde où le public a son mot à dire et n’hésite pas à l’exprimer sur les réseaux sociaux. Les marques ne le savent que trop bien: parce qu’elles sont soumises à ce mécanisme de régulation naturel, et pour préserver leur image, elles n’utiliseront pas ces technologies à la légère.

Combien de temps avant que ces publicités révolutionnaires n’investissent nos rues?

Difficile à dire. Dès le moment où une première marque se lancera, les autres lui emboîteront le pas. La technologie est là, c’est une question de quelques années. A mon avis, plutôt cinq que vingt…