Mais, après deux heures d’entretien avec le professeur d’histoire du cinéma François Albera, force est de constater que «la question de l’accueil du cinéma est difficile à trancher».
Différents mythes se sont rapidement constitués et il est devenu quasiment impossible de démêler la réalité de la fiction. «Ce qui revient le plus souvent, c’est le côté «grandeur naturelle», vu que les spectateurs avaient jusque-là surtout accès aux petites images du kinétoscope d’Edison qu’ils dominaient», expose François Albera. Une chose est sûre: les spectateurs de la séance de 1895 ne sont pas sortis du Salon indien du Grand Café en hurlant de terreur. Et encore moins de peur de se faire écraser par la locomotive puisque cette vue ne figurait en fait pas au programme.
Volcans et diableries
Il faut d’abord rappeler qu’en termes techniques, le cinéma est davantage une évolution qu’une révolution. «Des projections d’images en mouvement existaient déjà depuis le XVIIe ou le XVIIIe siècle avec la lanterne magique, note François Albera. En combinant plusieurs lanternes magiques projetant des images dans des nuages de fumée, les spectateurs avaient déjà accès à de grandes images quasi mobiles, comme un volcan qui explose ou le diable qui poursuivait des gens avec sa fourche… Prenez Robertson et son fantascope: il faisait grandir une figure de monstre avec ce dispositif.»
Idem au théâtre: l’écrivain Théophile Gautier rend compte, en 1854 déjà, de représentations féeriques où les effets obtenus sur les spectateurs sont du même ordre que ceux, plus tard, du cinéma: «On y découvre des accidents de calèches, où, grâce à des trappes et des cordes, des acteurs disparaissaient ou s’envolaient.» Le cinéma s’inscrit ainsi dans une continuité logique. «Il amène simplement une couche supplémentaire de réel», affirme François Albera.L’écrivain Maxime Gorki sera en fin de compte l’un des seuls à accueillir le 7e art avec effroi. Le titre de son article publié au lendemain de la première projection du cinématographe Lumière à la foire de Nijni Novgorod en 1896 donne le ton: «J’étais hier au royaume des morts.» Il dépeint un univers silencieux, gris, où les gens se déplacent de façon fantomatique. «Tout avait la couleur de la cendre», s’angoisse le Russe.
Représentations caricaturales
Ce cas semble néanmoins isolé, puisque des témoignages plus tardifs, comme celui de l’anthropologue et cinéaste Jean Rouch (qui a filmé et projeté des séquences dans des tribus dogons qui n’avaient encore jamais eu accès au cinéma), atténuent ces angoisses. «C’est un cliché de dire que les «primitifs» qui n’ont jamais vu d’images vont prendre cela pour la réalité. Au contraire, ils sont extrêmement attentifs à des détails qui nous échappent ou à des «incohérences» comme le fait que l’on entend de la musique d’accompagnement pendant une chasse à l’hippopotame», sourit François Albera. Ainsi, lorsque Hergé, dans Tintin au Congo (1931), dessine des villageois qui jettent leurs lances sur un sorcier corrompu à travers l’écran, c’est clairement caricatural.
Cela dit, l’arrivée du cinématographe généra de l’inquiétude de la part de certains intellectuels et surtout de médecins qui s’alarmèrent des lésions oculaires possibles, et plus encore nerveuses, qu’il allait occasionner en particulier sur les populations jugées vulnérables (femmes et enfants). «Dans sa thèse, ma collègue Mireille Berton étudie les discours scientifiques – médicaux et sociologiques – qui définissent les traits d’un sujet moderne voué à l’excitation, aux chocs et au nervosisme...»
L’arrivée du numérique, cent ans plus tard, générera des discours du même type.
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