Daniel Borel: C’est une récompense et un bonheur de pouvoir constater que Logitech est pertinent, pertinent comme il l’est avec ses produits utiles dans la vie de tous les jours. Un cadeau alors que nous fêterons nos quarante ans le 2 octobre prochain… C’est aussi un signe des temps. Nous remplaçons Swatch au sein du SMI, et cela dit quelque chose de notre époque. La montre donne «moins» l’heure, c’est devenu davantage un bijou. Aujourd’hui, ce sont les montres connectées d’Apple qui prennent le dessus, et les jeunes regardent l’heure sur leur smartphone. J’ai eu le privilège de rencontrer à plusieurs reprises feu Monsieur Nicolas Hayek Sr. pour qui j’ai énormément de respect. Rencontres toujours uniques même si nous n’avons pas pu créer de projets ensemble.
Aujourd’hui, Logitech vaut plus de 20 milliards de francs. Est-ce un chiffre qui compte pour vous?
J’en suis impressionné, même si l’on sait que les marchés peuvent varier rapidement. On l’a déjà vécu. Ceci dit je n’aurais jamais imaginé que Logitech dépasse un jour la valeur de marché de Swatch. C’est un signe fort qui montre que Logitech est dans un marché très porteur et que la capacité d’innover de la société est à même de continuer à s’imposer et à prendre des parts de marché!
Vous dites souvent que le succès est dangereux. Or jamais Logitech n’a connu autant de succès qu’aujourd’hui…
Il est toujours important d’avoir plusieurs points de décision dans une entreprise afin d’éviter des prises de risques pouvant être trop grandes. Il y a une claire indépendance entre le directeur et le président, ainsi qu’un conseil d’administration qui joue pleinement son rôle. Il est vrai que le succès peut être aussi votre pire ennemi. Ne jamais penser que l’on peut marcher sur l’eau car on finirait par se noyer. Logitech a failli faire faillite au moins une fois en quarante ans, et a connu une grave crise en 2011 après l’acquisition de LifeSize en 2009 (vidéoconférence pour les entreprises, un métier bien différent de celui de Logitech à l’époque)! Je veux croire que nous avons appris de nos expériences. Aujourd’hui, nous avons de fortes liquidités (plus de 1,5 milliard de dollars), donc si des opportunités se présentent, il est clé de faire les bons choix, ce n’est jamais simple!
Nous évoluons dans un marché très compétitif et brutal où nous avons appris à survivre. A quelques manquements près nous avons su nous adapter rapidement aux changements de paradigmes, qu’ils soient technologiques ou économiques. Depuis quarante ans nous avons vu beaucoup de sociétés dans notre domaine disparaître, et pas des moindres, tels Compaq, numéro un mondial des PC.
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Vous êtes président émérite du conseil d’administration, et vous donnez l’impression d’être très impliqué dans la société…?
Logitech est la passion d’une vie. Votre «enfant» reste toujours votre enfant! On est toujours là pour lui, on le regarde grandir et on espère. J’ai quitté le conseil en 2016. Aussi depuis que le directeur Bracken Darrell a engagé un de mes fils (à mon insu…). Cela m’a donné une raison de prendre petit à petit de la distance. Je n’ai jamais voulu qu’il soit le fils de… Il ne doit pas y avoir de corrélation, à lui de faire sa carrière par lui-même et je m’en voudrais d’être un obstacle! Ceci dit, bien évidemment je suis toujours avec grand intérêt l’évolution et les résultats trimestriels de Logitech, j’apprécie aussi de rencontrer de temps en temps Bracken Darrell à qui l’on doit vraiment beaucoup et en particulier d’avoir été accepté au SMI. J’aime découvrir les nouveaux produits… qui sont pour moi une sorte de thermomètre de l’évolution de la société. Lors du 40e anniversaire de Logitech le 2 octobre prochain, mon voilier Mousetrap sera dans la baie de San Francisco pour une grande célébration, comme vous pouvez l’imaginer!
Aujourd’hui, quels risques menacent Logitech?
Il y a cette ambition «humaine» de vouloir devenir toujours plus gros, ce qui a perdu des géants comme HP ou Compaq par le passé. Aujourd’hui, Logitech est un gros poisson dans un petit étang. Il faut faire attention à ne pas nous lancer dans un océan, et de vouloir faire des acquisitions plus grandes que l’on ne saurait gérer. Ou alors d’entrer sur des marchés si différents de nos activités actuelles que l’on ne comprendrait pas. Car là, vous pouvez risquer de mourir. Un dirigeant d’Intel avait écrit un livre, Seuls les paranoïaques survivent. Or malgré cette prudence, Intel a complètement raté l’arrivée des smartphones. Il y a toujours cette frayeur de faire des erreurs stratégiques qui vous feraient tout perdre.
Justement, Logitech donne l’impression d’une prudence maladive, avec des produits qui…
(Daniel Borel coupe immédiatement) Ah non! Souvenez-vous de LifeSize, le service de vidéoconférence qui nous a coûté au final près d’un milliard! Nous l’avons acheté plus de 400 millions et avons injecté près du double pour nous prouver à nous-mêmes que ce n’était pas une énorme erreur… Nous aurions dû faire face à la réalité rapidement, débrancher et accepter d’avoir perdu ces 400 millions. Mais nous avons insisté beaucoup trop longtemps. Et pendant que vous perdez une tonne d’argent qui prend toute votre attention, vous ne vous occupez plus de rien d’autre et ça c’est juste terrible… Logitech a perdu ainsi près de cinq ans de sa vie. LifeSize aurait en effet pu nous tuer. Personne n’est à l’abri de ce genre d’erreur. Je n’oublierai jamais cette période.
A part cette erreur, les produits de Logitech évoluent par petites touches…
Il y a tout ce que vous ne voyez pas et qui est essentiel pour soutenir la croissance et renforcer la marque Logitech. Il y a la qualité de nos produits qui ne cesse de croître, notre logistique qui s’améliore en permanence, et nous avons conçu et livré plus de 200 millions de produits sur la dernière année, soit une très forte augmentation par rapport à l’année précédente… Nous avons acquis une société de pointe dans les micros, aussi dans les services de streaming, tout cela pour élargir et solidifier notre offre. On aurait pu fabriquer des téléphones ou des tablettes, cela n’aurait pas été si compliqué mais hors de notre ADN. Et donc sans chance de succès et cela aurait plutôt signifié notre perte, car nous n’aurions pas apporté de valeur ajoutée. Notre vision depuis quarante ans est centrée sur l’interface «homme/machine»… et peut-être plus tard «cerveau/machine»!
Quel regard portez-vous sur la scène tech suisse, avec très peu d’entreprises qui parviennent à compter sur la scène mondiale?
Il y a beaucoup plus d’activité que lorsque nous avons créé Logitech en 1981. C’est très réjouissant car c’est de là que naîtront le paysage industriel de demain et les emplois du futur. Cependant, la fibre entrepreneuriale me semble encore timide en Suisse en regard des Etats-Unis où 4,4 millions d’entreprises ont été créées en 2020. Quand nous avons lancé Logitech, la plupart des gens rêvaient de travailler pour IBM ou Credit Suisse. Aujourd’hui, peut-être rêvent-ils d’être engagés par Google à Zurich, pour le salaire, la sécurité de l’emploi et l’image… Il y a toujours cette peur de l’échec en Suisse, et cette peur d’être jugé par les autres… Ce n’est pas nouveau. Pourquoi n’avons-nous pas créé Google en Suisse? Il suffisait d’un PC et d’une ligne téléphonique. La passion manque-t-elle, et la sécurité est-elle si importante ici? D’ailleurs, mes parents auraient préféré que je sois docteur ou avocat, cela aurait été plus rassurant pour eux…
Vous êtes un fervent critique du retard de la Suisse en matière numérique. Pensez-vous que la pandémie a mis à nu ce retard et créé une sorte d’électrochoc?
De ce point de vue le virus a été utile pour mettre sous le projecteur nos limitations, nos faiblesses. Je crains qu’il n’en faille davantage pour conduire aux changements nécessaires. Est-ce que le Conseil fédéral comprend vraiment les enjeux du numérique et aussi l’urgence? Où est le leadership pour donner l’impulsion de numériser le pays et de l’adapter aux changements majeurs qui pourraient se produire? Bien sûr, il y a des initiatives telles que DigitalSwitzerland. Mais c’est un peu comme Avenir Suisse: c’est une sorte de club sélect, richement doté en argent, mais qui me semble se perdre en bureaucratie et qui au final ne propose aucune vraie direction ou solution. La Suisse doit évoluer, changer pour faire face aux défis d’aujourd’hui et de demain. On y vit aujourd’hui très bien, et cela incite hélas peu de remises en question. Quand j’entends un conseiller fédéral parler à tort de l’app SwissCovid et la discréditer, je prends cela comme un signe très troublant!
Du coup, que faire pour améliorer la situation, si la solution ne vient pas des autorités?
J’apprécie ce qu’a lancé le professeur de l’EPFL Marcel Salathé et son équipe au sein de l’association CH++, qui vise à trouver des solutions par le biais des citoyens, pour mettre de la pression sur les politiciens et l’administration. Je suis soucieux de la reconnaissance de l’importance du numérique dans notre monde politique. J’ai l’impression d’une sorte de peur diffuse envers la technologie, envers la science, et que cette peur est alimentée avant tout par l’ignorance et le manque de connaissances. La crise du covid l’a bien démontré, on n’écoute hélas que peu la science.
Quels sont les risques que vous percevez pour la Suisse?
Un déclassement non anticipé du pays conduisant à une perte importante d’emplois. Ce qui fait vivre la Suisse, ce sont les emplois à valeur ajoutée. Qui, à la tête de notre pays, analyse les pans économiques qui sont menacés à cause de la diminution, voire la disparition de notre valeur ajoutée, dans les décennies à venir? Quand j’ai créé Logitech, on ne trouvait pas assez d’informaticiens. Et quarante ans plus tard, c’est la même pénurie qui sévit… Prenez l’exemple des ransomwares, ces logiciels qui paralysent des entreprises. Si la Suisse devait être attaquée massivement, ce serait une catastrophe: nous ne sommes déjà pas capables de créer des cours en ligne, via Zoom, pour les recrues qui font leur service militaire… Peut-être qu’une nouvelle crise majeure est nécessaire afin de créer un électrochoc pour les politiciens. Je ne suis hélas pas certain que la pandémie, qui a révélé nombre de manquements numériques, mais aussi un grand manque de leadership, ait été suffisante à cet égard. Je ne suis pas un forcené de la numérisation: mais c’est l’un des éléments qui défendra notre haut niveau de vie et permettra de garder des emplois en Suisse.
Récemment, la Confédération vient d’attribuer des contrats à des sociétés uniquement américaines et chinoise pour des services cloud. Y a-t-il un risque de perte, pour la Suisse, de maîtrise d’outils technologiques?
Logitech avait, en son temps, sous-traité à Taïwan la production de quelques produits hors de sa gamme. Rapidement, nous avons réalisé que le sous-traitant possédait la même maîtrise que nous de ce produit… Il faut donc être prudent. La question est de savoir si la Suisse a les spécialistes qui dominent ce que font des entreprises avec lesquelles la Confédération a des contrats. Le retard du numérique en Suisse n’est pas là pour rassurer.
Vous êtes assez dur avec la Suisse…
Oui, car je l’aime. J’ai l’impression que la Suisse dispose d’un héritage fantastique, qu’elle possède un potentiel immense qui n’est souvent pas exploité. Je suis inquiet par l’écart important entre ce que nous faisons et ce que nous pourrions faire. Mes trois enfants, tous actifs dans la tech, vivent aux Etats-Unis. Pour le moment je ne leur vois pas l’envie de revenir en Suisse. Peut-être qu’un jour le pays leur donnera cette envie.
Le questionnaire de Proust
Quel est votre fond d’écran? La photo par drone de mon voilier Mousetrap en traversée sous Spi.
Si vous deviez changer quelque chose à votre biographie? Savoir parler le chinois.
Quoi pour incarner l’intelligence? La faculté d’adaptation.
La plus vieille chose que vous possédez? Une Mustang de 1965 décapotable achetée aux Etats-Unis en 1986.
Votre plus mauvaise habitude? Me lever tôt (mon épouse dixit).
Le dernier livre que vous avez lu? Les livres de Jean d’Ormesson.
Dans votre sac/serviette, il y a toujours…? Quelques stabilo boss…
Une des raisons qui vous fait aimer la Suisse? Un pays plein de potentiel.
L’application la plus précieuse de votre iPhone? Spotify.
Combien d’amis avez-vous sur Facebook? Je n’y suis que rarement.
Votre pire cauchemar? Ne plus pouvoir rêver!
Bio express
1950 Naissance à Neuchâtel.
1968 Entrée à l’Ecole polytechnique de l’Université de Lausanne (EPUL).
1973 Diplôme en physique obtenu à l’EPFL (ex-EPUL).
1977 Master en informatique à l’Université de Stanford.
1981 Fondation, avec Pierluigi Zappacosta et Giacomo Marini, de Logitech. Au début, l’entreprise est basée dans une grange à Apples (VD).
1982-1988 Président et directeur de Logitech.
1988-1992 Président de Logitech International.
1992-1998 Président et directeur de Logitech International.
1998-2008 Président de Logitech International.
2008-2016 Membre du conseil d’administration de Logitech International.
Depuis 2016 Président d’honneur de Logitech.