Technologie
La mise en lumière de l’espionnage effectué grâce au logiciel Pegasus de la société NSO ne doit pas faire oublier la surveillance de masse effectuée par les géants de la tech. Attention, aussi, aux mesures prises pour lutter contre la pandémie

Le 18 juillet fera date dans l’histoire de la surveillance de masse. Les révélations autour de l’utilisation du logiciel espion Pegasus, vendu par la société israélienne NSO, ont créé un choc mondial: plus de 50 000 numéros ciblés, des dizaines de téléphones infectés analysés, des personnalités visées telles Emmanuel Macron et le dalaï-lama… L’affaire rappelle celle déclenchée par les révélations dues à Edward Snowden, dès le 6 juin 2013, sur les écoutes de masse effectuées par la NSA, l’Agence nationale de sécurité américaine. Un détonateur planétaire, puis des soubresauts, avant un quasi-basculement dans l’oubli.
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Ces coups de projecteur violents sur ces activités d’espionnage ont choqué. Certains espèrent qu’ils apporteront des changements de pratique. Mais rien n’est moins sûr. Les Etats-Unis poursuivent certainement leurs activités d’écoute massive. Et rien n’indique que les Etats qui emploient les logiciels de NSO cesseront d’acheter leurs licences – que ce soit pour des cibles à l’interne ou à l’étranger.
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Système global
Mais ces éclats ne doivent pas faire oublier une tendance plus massive. Et d’une échelle sans commune mesure avec celle des deux affaires précitées: la surveillance de masse effectuée par les géants de la tech. On ne parle plus ici du ciblage de personnalités publiques, ou de citoyens d’un pays. On parle d’un système global de récolte massive de données, dans un but purement commercial. Un phénomène sans limite, que ne doivent pas occulter les récentes affaires d’espionnage.
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Cette aspiration de données n’est bien sûr pas nouvelle. Mais de manière silencieuse et quasi indétectable, elle s’intensifie. La pandémie dope Google, Facebook ou Amazon – on le verra encore cette semaine après la publication de leurs résultats – et les rend plus indispensables. Des exemples? Google qui analyse les recherches liées au virus et crée des centres de dépistage, Amazon qui s’implique dans la vaccination, Facebook qui participe au débat sur les vaccins, Uber qui détient des données sur les trajets offerts vers les lieux de vaccination… «Les défis auxquels nous faisons face demandent une alliance sans précédent entre le secteur privé et le gouvernement», esquissait en avril 2020 Satya Nadella, directeur de Microsoft.
Privatisation des données
En parallèle, détenteurs de données sanitaires précieuses, plusieurs de ces géants veulent entrer sur le marché de la santé, notamment au moyen d’apps sophistiquées. Pour le bien de tous? Non, dans un but purement privé, comme le mettait récemment en lumière Nina Burleigh, autrice du livre Virus: Vaccinations, the CDC, and the Hijacking of America’s Response to the Pandemic: «Les données collectées par ces applications ne sont pas transmises aux cabinets médicaux, ni versées dans une base de données de santé publique locale ou nationale. Elles sont vendues pour aider les commerçants à vendre des produits aux utilisateurs des applications, et non pour aider les responsables de la santé publique. Et d’autres technologies qui traquent les données et auraient pu également aider les responsables de la santé publique – les technologies de capteurs portables, la technologie de la maison intelligente et d’autres intelligences artificielles de surveillance de la santé en cours de développement – sont toutes conçues de la même manière au seul service d’intérêts commerciaux.»
Pour Nina Burleigh, la situation est paradoxale: de nombreux citoyens affichent de la défiance face aux autorités. Et en parallèle, ils laissent les géants de la tech aspirer une masse de plus en plus importante de leurs données. De manière indifférente, voire pour leur bien, pensent-ils. Mais cette surveillance de masse profite avant tout aux multinationales du numérique. «De jeunes entrepreneurs, sans aucun mandat démocratique, se sont emparés d’une manne d’informations et d’un pouvoir sans limites et sans comptes à rendre», écrivait récemment la sociologue et professeure à Harvard Shoshana Zuboff dans une tribune parue dans le New York Times, que Le Temps a traduite.
Un exemple? Qui s’offusque encore, comme le rappelait récemment Wired, qu’Instagram récolte des données sur notre localisation, notre lieu d’habitation, les endroits que nous visitons et des détails sur les gens et les commerces que nous fréquentons?
Les idées d’Israël et de Singapour
En parallèle à cette surveillance de masse effectuée de manière privée, la tentation est forte, pour certains Etats, de glisser vers un contrôle accru de leurs citoyens. Pour des motifs de santé publique, des mesures jugées liberticides par certains commencent à apparaître. Ce dimanche, le gouvernement israélien a ainsi décidé de surveiller les voyageurs de retour de l’étranger. Une application devra être installée sur leur téléphone pour connaître en tout temps leur localisation. En parallèle, confronté lui aussi à une augmentation des infections au virus, Singapour a étendu l’utilisation de son système d’enregistrement. Il faut s’enregistrer lorsqu’on pénètre dans des supermarchés, des restaurants ou des centres commerciaux.
En Suisse, rien de tel pour l’heure: le certificat covid n’est pas un moyen de s’enregistrer lorsqu’on pénètre dans un lieu (tel un festival), et aucune base de données centrale n’est créée. Tout comme pour SwissCovid, l’app du certificat n’utilise jamais la localisation.
Pointe de l’iceberg
Il faudra continuer à observer de près les nouveaux moyens de lutte numérique contre le virus à l’étranger. Mais aussi garder à l’esprit l’immense appétit des géants de la tech pour nos données. Et, enfin, ne pas oublier que l’affaire NSO, même si elle est importante, n’est que la pointe de l’iceberg d’une surveillance de masse à laquelle nous nous sommes sans doute déjà habitués.