Pendant deux ans, soir après soir, Durand a animé Nulle part ailleurs, l'émission-vitrine où trônent les Guignols. Et régulièrement, il découvrait sur son plateau des sketches qui ridiculisaient une marionnette à son effigie. Cet acharnement l'a sérieusement blessé, au point qu'un soir, en direct, il a subi une alerte cardiaque. Malgré tout, Durand voulait continuer à animer l'émission. Jusqu'à ce jour de février 1999 où il apprit en lisant l'hebdomadaire Voici que ses jours à Canal étaient comptés. Ridiculisé, puis congédié de manière expéditive par son employeur, Durand a eu envie d'étaler son malaise sur la place publique. C'est cette expérience qu'il relate dans La peur bleue, dans un style à mi-chemin entre la séance de psychanalyse et le vulgaire règlement de comptes.
Ce n'est pas la première fois que les Guignols se retrouvent dans la ligne de mire. Le ministre de l'Intérieur, Jean-Pierre Chevènement, avait dénoncé le «j'accusisme ambiant» des marionnettes; Johnny Hallyday et Jean-Pierre Papin s'étaient plaints de caricatures qui faisaient souffrir leurs enfants. Mais les Guignols gardaient leur capital de sympathie. Qualifiés de «snipers» par Le Nouvel Observateur et de «tueurs en série» par Marianne, ils restaient populaires auprès du grand public. L'affaire Durand entamera-t-elle enfin leur toute-puissance? C'est possible, estime Alain Rémond, pape de la critique télévisuelle à l'hebdomadaire Télérama: «Les Guignols se sont englués dans des querelles de personnes, des règlements de comptes, avec cette façon de prendre la France entière à témoin à propos de problèmes internes au microcosme. Et puis, la nouvelle équipe a moins de pertinence dans la critique. Leurs gags sont devenus assez consternants. Je crois qu'ils sont fatigués, que c'est une formule qui tourne à vide, qu'ils ne savent plus très bien eux-mêmes ce qu'ils sont censés faire.»
Plus largement, c'est toute «l'idéologie de Canal Plus» qui inquiète Alain Rémond: «Est-ce que les Guignols ne contribuent pas à une dépolitisation de l'opinion, sur le thème «tous pareils, tous pourris»? J'ignore s'ils se posent ces questions à Canal, mais si j'étais à leur place, je me les poserais. L'institutionnalisation de Canal en a fait une chaîne comme les autres, peut-être même plus embourgeoisée que d'autres, car elle est au centre d'enjeux financiers considérables.»
Son confrère Pierre Georges, du Monde, se montre moins sévère: «Les Guignols peuvent être cruels, mais ils restent très drôles. Il se peut qu'à force de chercher une clientèle plus jeune, ils soient tombés à un degré plus sommaire, et plus violent. Mais c'est le cas de toute l'émission de Nulle part ailleurs, qui me paraît de moins en moins intéressante, avec ce public qui fait la claque. Après quinze ans, comment n'y aurait-il pas un phénomène d'usure?»
La direction de Canal Plus reste évidemment très attentive à l'évolution de son image. Il est possible qu'à la rentrée, Nulle part ailleurs soit remplacée par une nouvelle émission animée par Thierry Ardisson – pour autant qu'il accepte de rejoindre une chaîne devenue beaucoup moins attrayante. Quant aux Guignols, il n'est pas sûr qu'ils fassent les frais de ce remaniement. Leur audience n'accuse pas de réel fléchissement. Chaque dimanche, la rétrospective des sketches de la semaine se maintient depuis trois ans à 16,3% de part de marché.
La peur bleue de Guillaume Durand, Ed. Grasset.