Ironie de l’histoire, Hervé Bourlard vit ses dernières semaines à la tête de l’Idiap, à Martigny, alors que le monde semble se trouver à un tournant dans le développement de l’intelligence artificielle (IA). Microsoft, Google, Baidu… Les géants de la tech bombent le torse. Après la présentation du logiciel ChatGPT développé par la société californienne OpenAI, il faut faire acte de présence. S’afficher en pole position de la course à la nouvelle génération des moteurs de recherche.

A l’évocation de la coqueluche technologique du moment, ce briscard de ce que les spécialistes appellent le machine learning ou le deep learning se montre dubitatif: «Rien de neuf. Cela reste un perroquet qui donne parfois de bonnes réponses, parfois de mauvaises. Je préfère Google qui m’en donne plusieurs et me permet de faire mon choix.» Celui qui prendra sa retraite à la fin du mois de mars a vécu bien d’autres exubérantes phases d’effervescence technologique. Certaines ont accouché d’une souris, d’autres d’une rupture techno-économique.

Comme c’est souvent le cas, rien ne prédestinait ce chercheur d’origine belge à consacrer l’entier de sa carrière au «traitement de signal» et à l’entraînement automatique des machines pour leur insuffler cette forme d’intelligence que le milieu appelle désormais l’IA. A l’heure du choix professionnel, le jeune Hervé se rêvait architecte. De fil en aiguille, il succombera sur les bancs de la Faculté polytechnique de Mons aux charmes des mathématiques et de l’informatique naissante. On est alors dans les années septante, «la période où l’on programmait ses propres microprocesseurs». Pendant son travail de master, Hervé Bourlard découvre «par hasard» l’IA en travaillant sur la reconnaissance, la synthèse et le codage de la parole. L’intention était de l’utiliser dans des applications téléphoniques sans fil qui n'«existaient pas encore».

Lire aussi: Le match des moteurs de recherche est relancé grâce à l’intelligence artificielle

Les prémisses de l’informatique grand public

«A cette époque, il n’y avait que trois ou quatre laboratoires industriels qui faisaient de la recherche de haut niveau, se souvient Hervé Bourlard. Pas de Google, pas de Microsoft, pas de Facebook. Tout se passait chez Xerox, IBM et les fameux NTM Bell Labs et, en Europe, chez Philips.» C’est dans le laboratoire de recherche bruxellois du groupe hollandais – «la manufacture belge de lampes électriques», précise-t-il en riant – que le jeune diplômé fera ses premières armes.

«Chez Philips, j’ai tout vu passer: les premiers micro-ondes, la naissance de l’enregistreur vidéo… J’ai travaillé quelque temps sur le premier lecteur de CD. Nous étions vraiment à la pointe du progrès.» En 1988, l’ingénieur est invité en tant que scientifique à l’Université de Berkeley en Californie. Un peu inquiet face au défi qui l’attend, il s’envole le 5 septembre, le jour de son anniversaire, avec son épouse. L’expérience se déroulera plutôt bien puisque, tout en continuant pendant quelques années à collaborer avec son employeur, il gravira les échelons de la mythique institution californienne pour faire partie du comité de direction de l’institut dans lequel il travaille.

Un certain Pascal Couchepin et une carte blanche

Dans les années nonante, Hervé Bourlard coupe définitivement le cordon avec la société hollandaise qu’il voit en «perdition». Passage presque obligé de tout ingénieur aux Etats-Unis, Hervé Bourlard participe à la fondation d’une start-up qu’il quittera six mois avant son inscription au Nasdaq.

Internet vient d’envahir les écrans du grand public et les jours du XXe siècle sont comptés. Le chercheur-entrepreneur commence à sentir des «appels du pied» d’une certaine EPFL et découvre le nom d’un futur conseiller fédéral, alors président de la commune de Martigny. «On me parlait d’un Pascal Couchepin qui cherchait un volontaire pour prendre la direction d’un institut de recherche à Martigny», se remémore-t-il, amusé. La perspective d’avoir une «carte blanche» se révélera décisive, même s’il avoue que, en repérage avec son épouse et son jeune fils, l’une de ses premières confrontations avec la météo valaisanne a failli le faire fuir: «C’était une catastrophe. Même la Belgique, cela n’avait rien à voir!» Changement de décor après une nuit à l’hôtel et un réveil couronné d’une vue splendide sur les alpes. C’est décidé, les Bourlard migrent en Valais.

A lire: L’Idiap, joyau technologique suisse méconnu

Le jeune quadragénaire ne se doute certainement pas qu’il consacrera le reste de sa carrière à développer l’Institut Dalle Molle d’intelligence artificielle perceptive – un projet soutenu par un mécène italien – pour lequel il nourrit de grandes ambitions mais dispose d’assez peu de moyens. Le premier budget s’élève à 300 000 francs contre 16 millions aujourd’hui. «C’était de la folie mais j’y croyais.»

L’un des premiers pôles de recherche nationaux

L’avenir ne lui donnera pas tort. Avec son «énorme réseau», européen et américain, et l’exigence technologique qu’il avait apprise chez Philips, mais aussi à Berkeley – «avec la folie en plus» de l’autre côté de l’Atlantique –, le nouveau directeur de l’institut valaisan va surtout miser sur la recherche pluridisciplinaire. «Je me suis dit: je vais créer un institut où le machine learning sera au cœur et des groupes spécialisés en biométrie, en parole, etc., graviteront autour. Cela peut paraître naïf aujourd’hui, mais je vous promets qu’à l’époque, ça n’allait pas du tout de soi de parler de pluridisciplinarité.» Alors président du conseil de fondation, Pascal Couchepin le suit: «Lui et moi, on était un peu fous mais de façon différente, observe le chercheur. Il me disait: «Monsieur Bourlard, il vaut mieux une mauvaise décision que pas de décision du tout!»

La recette marche puisque, en 2002, l’Idiap est l’un des premiers instituts du pays à devenir un pôle national de recherche, une consécration dont Hervé Bourlard se rappelle avec fierté. Dans les années 2010, le retour en grâce de l’IA qui, après une période que les milieux technologiques surnomment «l’âge de glace de l’intelligence artificielle», propulse l’institut sur le devant de la scène. En 2018, il est par exemple auréolé du rachat d’une de ses start-up, KeyLemon, par l’entreprise autrichienne AMS, fournisseur d’Apple pour ses capteurs 3D.

«La clé de tous ces succès? Une culture d’excellence. On fait de la recherche de très haute qualité, mais on ne néglige jamais la pertinence économique», analyse le futur retraité. Il appartiendra à son successeur Andrea Cavallaro de maintenir le cap, alors que la concurrence croît et que «La recherche de pointe n’est plus ce qu’elle était, regrette Hervé Bourlard. Avant, on allait jusqu’au bout des problèmes. Le traitement de la parole sur le téléphone, cela paraît évident, mais c’est le résultat de vingt ans de recherche. Maintenant, c’est la course aux annonces rapides.»

Lire aussi: Martigny, cerveau d’un canton en ébullition


Profil:

1956: Naissance en Belgique.

1982: Diplôme en ingénierie électrique et informatique, Faculté polytechnique de Mons, Belgique.

1992: Doctorat en sciences appliquées.

1996: Prend la direction de l’Idiap, à Martigny.

2002: Nomination au «Board of Trustees» de l’Institut international de science informatique de l’Université de Berkeley (Californie).

2012: Acquiert la nationalité suisse.

2023: Départ à la retraite.