Etude
La suprématie helvétique masque de nombreuses faiblesses. L’inventivité du pays est en perte de vitesse face à la concurrence étrangère. Mais aussi en constant recul depuis le milieu des années 1990

La Suisse n’est pas la championne de l’innovation que l’on croit. Pas plus que sa supériorité affichée n’est éternelle. En atteste la dernière et 8e étude publiée ce jeudi par la Chambre de commerce, d’industrie et des services (CCIG) et la Banque Cantonale de Genève (BCGE). Si l’inventivité helvétique est continuellement saluée dans divers classements mondiaux, le maintien de cette distinction internationale se heurte aujourd’hui à de nombreux obstacles. Conséquence: l’écart avec l’étranger se réduit, alors que la part des entreprises réalisant des innovations est en constante régression. Depuis le milieu des années 1990, le recul est particulièrement marqué chez les PME. Explications.
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La Suisse consacre près de 3% de son PIB à la recherche et au développement (R&D), voire 6,4% si l’on inclut les dépenses pour les logiciels et la formation tertiaire. Ces taux d’investissement dans la créativité économique sont parmi les plus élevés des pays de l’OCDE. Mais il constitue une «fausse bonne nouvelle», selon Aline Yazgi, cheville ouvrière de l’étude. En effet, la très grande majorité des frais de R&D (12,8 milliards de francs, soit 2,2% du PIB) est supportée par le secteur privé, dont la sensibilité aux fluctuations de coûts n’est pas comparable aux fonds publics. Pire: le gros de ces investissements est porté par un petit nombre d’industries, comme la pharma et la chimie (34% de l’ensemble des dépenses R&D du privé) ou l’alimentation. L’image se dégrade encore avec la concentration sur une poignée d’acteurs, Novartis et Roche – pour ne nommer qu’elles – tirant fortement les statistiques vers le haut.
Système plombant
Corollaire de ce déséquilibre du financement de la R&D: la légèreté du dispositif public. Soit une aide correspondant à un peu plus d’un milliard de francs et qui n’est pas versée directement aux entreprises. La rétribution se fait via des instituts de recherche, la moitié des coûts devant être assumée par un partenaire commercial. Ce qui est pénalisant, vu que par exemple la Finlande, la Grande-Bretagne ou Israël ont opté pour un financement direct à hauteur respectivement de 64%, 84% et 95%.
Autre trompe l’œil: le volume de brevets déposés. La Suisse y figure au 2e rang mondial en proportion de sa population, derrière le Japon. Mais en réalité, le quart des patentes enregistrées dans le pays sont signées Novartis et Roche. Si l’on ajoute des noms comme ABB, Nestlé, Syngenta, Clariant, OC Oerlikon et Tetra Laval, on constate que la moitié de ces titres de propriété intellectuelle en Suisse appartiennent à seulement huit multinationales. Résultat: les entreprises helvétiques de moins de cinq ans s’arrogent moins de brevets que leurs concurrentes étrangères, la proportion du secteur privé à authentifier ses innovations est tombée de 75% à 40% ces deux dernières décennies.
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Voilà plus de vingt ans que la Suisse a quitté le peloton de tête des pays européens sur le pourcentage des sociétés actives dans la R&D. Son classement s’est même détérioré ces 5 dernières années, en raison notamment de la progression des coûts de l’innovation. Une solution, selon l’étude de la CCIG et de la BCGE: la 3e réforme de l’imposition des entreprises qui prévoit de déduire fiscalement les frais de R&D et l’instauration de «patent boxes» (déductions des revenus issus de la propriété intellectuelle).
Politique du «club de foot»
Pour l’heure, il n’existe à l’échelle fédérale aucune incitation fiscale dans le domaine de la R&D. Ce qui pousse les entreprises à délocaliser leurs efforts visant à poser les prémisses de l’innovation. Comme Novartis, Roche et Nestlé, qui effectuent aujourd’hui la majorité de leurs recherches hors du territoire helvétique. En 1992, les investissements de R&D à l’étranger ont même, tous secteurs confondus, dépassé ceux réalisée dans le pays. Phénomène qui risque de s’accentuer avec la mise en œuvre du vote du 9 février contre l’immigration de masse, la «politique suisse du club de foot» (recruter les meilleurs étrangers) pouvant être mise à mal. Cela étant, souligne Aline Yazgi, Berne étudie des adaptations possibles pour prévenir ce mal, comme la possibilité, pour les prototypes et les premiers crédits, d’échapper à l’impôt ou encore une exonération fiscale des sept premiers exercices, comme le fait la Californie pour ses start-up.
La «vallée de la mort» passe par la Suisse
En Suisse, les fonds à disposition ne sont pas du tout en adéquation avec les ambitions des entrepreneurs et leur appétit à innover. Traduction: faute de culture du risque suffisante chez les investisseurs traditionnels et de mécanisme d’aide aux acteurs plus enhardis, il manque encore une véritable masse critique de capital-risqueurs et autres «business angels» maison.
Les entreprises en démarrage du pays manquent de ressources comprises entre un et dix millions de francs. Si elles parviennent à trouver leurs premiers fonds d’amorçage, elles doivent généralement aller chercher le solde pour leur croissance hors de nos frontières. Par exemple, dans la baie de San Francisco. Bilan: les jeunes pousses helvétiques n’arrivent pas à se transformer en poids lourds de l’économie nationale. Et nombre de projets restent à l’état d’ébauche, faute de capital à long terme pour les soutenir.
Culture de l’assurance, pas du casino
L’épargne helvétique n’est pas, déplore également l’étude, canalisée vers l’innovation – ou de manière marginale –, contrairement à ce qui se passe aux Etats-Unis ou en Israël. Les caisses de pension du pays et leurs quelque 180 milliards de francs sous gestion pourraient toutefois jouer un rôle plus marqué. Ce que tente de faire le financier Henri B. Meier, via le Fonds suisse pour l’avenir, lequel serait alimenté par de l’épargne collective afin d’accompagner en priorité des sociétés suisses de capital-risque.
Dernière critique: la Suisse accuse un retard important dans le numérique. Le problème est ici d’ordre culturel (utilisation, prise de conscience et intérêt pour la matière), pas d’infrastructures. Ce qui se traduit par un fort besoin de rattrapage en matière de cyberadministration – la Suisse est au 65e rang mondial en la matière – et de formation de base aux technologies de l’information et de la communication, «les cantons romands étant particulièrement à la traîne» dans ce domaine, relève Aline Yazgi. Et cette dernière de rappeler: «La Suisse est culturellement plus proche de l’économie de l’assurance que du casino […] Il faudrait dédramatiser l’échec et valoriser la prise de risque.»