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L’étude Sophia sonde chaque année les leaders d’opinion et la population suisse. Publiée à l’occasion du Forum des 100, cette enquête réalisée par M.I.S. Trend en collaboration avec «Le Temps» se penche cette année sur les défis posés par le développement de l’intelligence artificielle et sur la manière dont les Suisses y font face

L’intelligence artificielle (IA) fait désormais partie de la vie quotidienne des Suisses. Et quand on leur demande de classer les services auxquels ils ont le plus souvent recours, ils mettent dans l’ordre leurs achats sur internet, les correcteurs et les services de traduction automatique, les services de streaming pour la musique, les films ou les séries… Les leaders, eux, voient plutôt le potentiel de ces technologies dans les domaines des transports, de l’énergie, de la recherche et de la médecine. C’est ce que montre l’étude Sophia réalisée par l’Institut M.I.S. Trend à l’occasion du Forum des 100.
Un terme trop général
Mais sait-on vraiment de quoi il retourne? Le terme lui-même est en réalité trop général, disent les spécialistes, qui préfèrent parler de machine learning ou de science computationnelle. C’est sans doute ce qui explique l’ambivalence, voire la schizophrénie de beaucoup de Suisses face à ces développements technologiques. D’un côté, on souhaite que leur développement s’accélère car leur potentiel semble infini. De l’autre, on anticipe un accroissement programmé des inégalités au sein de la société; et cela aussi bien chez les leaders qu’au sein de la population. Tout comme l’on craint des dérives dans les domaines de la sécurité, de la finance et de la justice. Quelques cas de jugements rendus par des machines aux Etats-Unis ont plus particulièrement défrayé la chronique. Ils ont souligné combien les décisions prises par des ordinateurs sont le plus souvent inexplicables. L’IA reste très largement une boîte noire.
Il faut dire que les GAFAM (pour Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) suscitent une méfiance presque unanime quand on évoque leurs investissements massifs dans l’IA. Neuf leaders sur dix considèrent en effet que les géants de la technologie agissent en fonction de leurs intérêts et non pas pour répondre aux besoins de la société. Ce qui explique sans doute une très forte propension à vouloir légiférer et encadrer le développement de l’IA comme ses utilisations. Trois quarts des personnes interrogées partagent l’opinion suivante: «Sans un contrôle approprié, les nouvelles technologies feront plus de mal que de bien à la société lors de la prochaine décennie.»
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Jusqu'où aller?
Mais jusqu’où aller? Même les experts plutôt critiques se méfient de lois qui encadreraient le développement de l’IA. Elles auraient toutes les chances de se révéler inopérantes ou de freiner inutilement la recherche. «En Suisse, explique Philippe Cudré-Mauroux, professeur d’informatique et de science des données à l’Université de Fribourg, les politiques et les administrations ont une culture technologique trop limitée pour dessiner une législation qui fasse sens.» En réponse aux craintes exprimées dans cette étude, le chercheur appelle plutôt de ses vœux des mesures pour faire face aux impacts de l’IA, notamment sur le marché du travail. La réponse passe avant tout par la formation continue encore sous-développée en Suisse.
Des lois mal pensées auraient aussi comme effet de pénaliser encore plus les pays européens qui, au contraire de la Chine et des Etats-Unis, optent systématiquement pour le principe de précaution en matière de recherche. Hors, aujourd’hui, la plupart des fantasmes qui entourent l’IA sont infondés. La machine a fait des progrès énormes en matière de traduction ou de reconnaissance faciale grâce aux quantités de données et à la puissance de calcul désormais disponibles. Idem dans le domaine de la radiologie, par exemple, où l’IA l’emporte régulièrement en vitesse et en précision sur les humains. Mais il n’y a là aucune «intelligence» à proprement parler.
La discussion politique sur le développement de l’IA ne fait que commencer. Contrairement à d’autres pays, la Suisse n’a pas de stratégie en la matière. Et le volumineux rapport rendu au Conseil fédéral à la fin de l’année dernière semble conclure qu’il est urgent de ne rien faire. Les espoirs comme les craintes suscités par ces nouvelles technologies devraient inciter à la réflexion, mais surtout à l’action. La méfiance vis-à-vis de la science et de la technologie est un méchant poison.
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A titre personnel, les Suisses déclarent savoir assez bien ce qu’est l’IA…
Question: Quel est votre degré de connaissance de ce qu’est l’intelligence artificielle (ou IA)? Vous savez de quoi il s’agit…
Neuf leaders sur dix déclarent savoir ce qu’est l’intelligence artificielle (IA), tout comme deux tiers du grand public. Cependant presque tous nuancent leur réponse, signe que ce n’est tout de même pas tout à fait clair pour eux. Avec un répondant sur trois dans la population qui ne sait pas bien ou pas du tout ce qu’est l’IA, il y a encore une grande marge de progression. Rien de plus normal puisque les définitions sont nombreuses et parfois très variables. Voilà pourquoi les spécialistes parlent plus volontiers de machine learning.
Dans le détail, les leaders du monde politique sont un peu moins que les autres au fait de ce qu’est l’IA. Des connaissances qu’il faudra améliorer à l’avenir si l’on veut répondre aux défis de l’IA pour l’ensemble de la société. Notamment s’il s’agit de légiférer en la matière.
Les Romands semblent un peu mieux connaître l’IA que les Alémaniques ou les Tessinois. De même, les plus jeunes semblent mieux informés que leurs aînés. Ce qui n’est guère surprenant. Les personnes de formation supérieure semblent également posséder une meilleure maîtrise du sujet.
… mais déplorent l’ignorance de la population en général
Vous-même, avez-vous le sentiment que la population dans son ensemble est suffisamment informée ou non en ce qui concerne l’IA et ses implications?
Les réponses à cette question peuvent sembler paradoxales: près de neuf personnes sondées sur dix, tant chez les leaders que dans le grand public considèrent que la population n’est pas suffisamment informée. Ce manque de connaissances est d’ailleurs confirmé quand on interroge les sondés sur les domaines dans lesquels, selon eux, l’IA est la plus présente. Les tâches administratives et la santé sortent en tête de classement, très loin devant les loisirs et les relations sociales. Ce qui tranche avec la réalité quand on sait les scores des Netflix, Spotify, Facebook, par exemple, et autres.
L’IA et la science des données ont sans doute un énorme potentiel dans le domaine de la santé, notamment grâce à ce qu’on appelle la médecine de précision. Mais pour l’heure, elles n’influent que de manière minime sur la vie des patients.
Ce qui n’empêche pas deux tiers de la population et des leaders de penser, de manière générale, que l’IA va beaucoup, voire énormément modifier nos vies dans les dix prochaines années.
Un accroissement programmé des inégalités
Selon vous, l’IA sera-t-elle plutôt un moyen de réduire les inégalités ou sein de la société ou va-t-elle, au contraire, participer à les amplifier?
La méfiance latente ressentie précédemment s’exprime ici clairement: six répondants sur dix, quelle que soit la cible, craignent que l’IA contribue plus à amplifier les inégalités qu’à les réduire. A l’opposé, un peu plus de 10% des personnes interrogées se déclarent optimistes, plus d’un quart des répondants préférant s’abstenir.
Les leaders du monde de l’économie sont sensiblement plus optimistes que les autres. De même, la droite l’est plus que la gauche. Mais de manière générale, les Suisses restent prudents vis-à-vis de l’IA. Peu sont vraiment négatifs, mais une majorité, notamment dans la population, considère qu’elle représente aussi bien une opportunité qu’un danger. En dépit de cette ambivalence, un quart des leaders et 15% de la population appellent de leurs vœux à une accélération du développement de l’IA. Et une moitié des sondés souhaite qu’elle continue de progresser au même rythme. Si un quart de la population penche pour un ralentissement, seule une fraction voudrait embrayer la marche arrière. La principale vertu qu’on lui trouve chez trois quarts des leaders: une formidable opportunité d’augmenter la productivité au travail. Un enthousiasme nettement plus tempéré au sein de la population.
Confiance mesurée dans les scientifiques, méfiance totale vis-à-vis des GAFAM
De manière générale, à quel point faites-vous confiance aux acteurs ci-dessous pour agir dans l’intérêt de la société face aux défis posés par le développement de l’IA?
Globalement, on ne peut pas dire que la confiance règne vis-à-vis de la classe dirigeante. Seuls les scientifiques ainsi que, à un moindre degré, les dirigeants de PME sortent du lot. Chez les leaders, les responsables politiques en Suisse atteignent tout juste une majorité de voix positives. Peut-être parce que le manque de connaissances et de culture technologiques chez les politiciens est de notoriété publique.
Méfiance encore plus marquée vis-à-vis des responsables politiques des autres pays ainsi que des top managers des multinationales. Mais ce sont les dirigeants des GAFAM (pour: Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) qui recueillent la palme puisque neuf leaders sur dix se méfient d’eux.
C’est ce qui explique qu’une forte majorité estime qu’il faut légiférer pour encadrer l’utilisation de l’IA. La moitié des leaders et un tiers de la population en étant même très convaincus. Ainsi une majorité voudrait taxer les robots, restreindre l’utilisation de machines «intelligentes» aux emplois dangereux ou mauvais pour la santé et même mettre une limite légale au nombre d’emplois que les entreprises peuvent remplacer par des machines.
Une préparation très relative aux métiers de demain
Vous-même, vous sentez-vous suffisamment préparé-e/formé-e pour affronter les métiers de demain?
A titre personnel, les sondés actifs professionnellement se sentent plutôt bien formés pour affronter les métiers de demain… même si ceux qui sont vraiment convaincus restent peu nombreux. Ce qui semble révélateur de l’incertitude qui règne actuellement. D’ailleurs, lorsqu’on les interroge sur l’état de préparation de leur entreprise en général face aux défis présentés par l’IA, les réponses sont beaucoup plus mitigées. Quarante pour cent des leaders se montrent ainsi critiques, voire très critiques.
Cela dit, une forte majorité reste convaincue que cette technologie n’est pas mûre pour remplacer les humains à brève échéance. Ceux-ci restent notamment supérieurs aux machines quand il s’agit d’évaluer la qualité du travail d’un salarié, de décider de la stratégie du développement d’une entreprise ou de recruter des collaborateurs… Mais dans cinq ans? Seuls 20% des leaders pensent qu’ils pourraient être remplacés par un programme d’IA mais, dans la population, cette proportion monte à plus de 30%. Comme bien d’autres, la fonction de ressources humaines est appelée à évoluer avec la technologie.
La Chine nettement en tête
On assiste à une forte compétition mondiale pour être à la pointe du développement de l’IA. Selon vous, qui gagnera cette course dans les cinq ans à venir?
Au jeu des pronostics, tant les leaders que la population placent la Chine très largement en tête de la course au développement de l’IA. Les Etats-Unis arrivent en deuxième position, mais loin derrière. Et les pays européens, dont la Suisse? Pour la population, ils seraient à égalité avec les entreprises et la recherche américaines. Une perception intéressante, mais qui ne correspond pas, et de loin, à la réalité.
C’est vrai, la Chine a lancé une grande offensive dans l’IA à coups de milliards et de déclarations gouvernementales spectaculaires. Le nombre d’ingénieurs chinois qui travaillent actuellement dans ce domaine est considérablement plus nombreux que partout ailleurs. Mais la qualité de la recherche américaine reste très supérieure et les GAFAM, encore eux, peuvent s’appuyer sur des masses de données et des moyens financiers au moins comparables avec ceux des Chinois. L’Europe, par contre, est en train de manquer une occasion historique. Si elle peut se targuer de compter des chercheurs hors pair, la majorité d’entre eux finissent presque toujours par travailler pour les entreprises de la Silicon Valley.
Le spectre de la prise du pouvoir par les robots
Craignez-vous, à terme, l’apparition d’une «super intelligence artificielle» et la prise de pouvoir des robots sur les humains?
Près de la moitié de la population craint, malgré tout, l’apparition à terme d’une «super intelligence artificielle», mais seuls 11% la redoutent fortement. L’association de l’IA et des biotechnologies fait encore plus peur. Ce sont ainsi six sondés sur dix dans la population et cinq sur dix chez les leaders qui redoutent une société à deux vitesses où l’on aurait, d’un côté, des «surhommes augmentés» et, de l’autre, les laissés-pour-compte. Une sorte de «classe inutile» pour reprendre le terme de l’historien et essayiste Yuval Harari.
Ce sont surtout les leaders romands et de gauche qui partagent cette appréhension alors que la population s’exprime de manière plus uniforme. Tout au plus peut-on relever qu’elle est un peu plus prononcée chez les 45 ans et plus.
A plus court terme, les craintes liées au développement de l’IA sont les suivantes: pour les leaders, une perte dans la sécurité et la protection des données privées; les risques d’erreurs liés à de mauvaises interprétations par les machines; la suppression d’emplois. Dans la population, cet ordre est presque inversé, puisque c’est la peur de se faire remplacer par une machine qui domine.
Fiche technique de l'étude Sophia 2020
L’étude Sophia 2020, initiée et menée par M.I.S Trend, Institut de recherches économiques et sociales, s’adresse chaque année à deux cibles distinctes. D’une part, le grand public à raison de 503 Romands, 535 Alémaniques et 207 Tessinois représentatifs de la population âgée de 18 ans et plus. Ces 1245 personnes ont été interrogées au moyen d’un questionnaire auto-administré par internet du 18 mai au 5 juin 2020. Sophia consulte en outre 327 leaders d’opinion qui développent leur activité en Suisse. Ils appartiennent au monde de l’économie de l’administration, de la science et de l’éducation, de la culture et de la politique. Ils sont Latins ou Alémaniques. Ils ont été consultés de mi-mars à fin mai à l’aide d’un questionnaire auto-administré postal.