Quels sont actuellement les principaux moteurs des innovations?

Michael Wade: Les clients en veulent toujours plus. Ils ont des possibilités de comparaison tout à fait différentes. Et les attentes émises par l’univers des consommateurs commencent à se transposer dans celui des entreprises. On ne peut pas du tout appréhender la dimension des conséquences d’une telle mutation.

Avez-vous un exemple à ce sujet?

Prenons celui des voitures autonomes. Les chauffeurs de taxi seront les premiers à devenir superflus. Mais le secteur des taxis ne sera pas le seul à changer, les conditions de plusieurs autres secteurs apparentés aussi. Pensez notamment aux transports publics ou à la mobilité en général. Se posent ensuite les questions liées à l’habitat, à la construction de routes, aux places de stationnement ou à l’assurance.

Comment cela impacte-t-il les dirigeants?

La fonction nouvellement créée de Chief Digital Officer (CDO) existe depuis seulement quelques années. Son importance est la plus croissante en ce moment. Mais il existe encore de nombreuses directions d’entreprise qui doivent d’abord définir les contours de cette fonction et les modalités de travail entre le CDO et les autres cadres dirigeants.

Connaissez-vous un CDO qui excelle particulièrement dans son travail?

Guido Jouret, CDO chez ABB. Il est, à mon avis, excellent dans ce qu’il fait. En tant que CDO, on se trouve souvent à la croisée de différents intérêts : l’informatique, les opérations, le marketing et les hauts dirigeants. Parvenir à harmoniser et à regrouper tous ces intérêts est une fonction essentielle. Jouret a réussi à le faire en lançant des projets importants avec son département, dont l’envergure est modeste. Il a dû même passer outre certains autres services. Il a ratissé large pour obtenir le soutien à l’interne ainsi que le financement dont il avait besoin. Il est également important qu’un CDO rapporte directement au CEO.

Avec leur nouvelle fonction, les CDO sont tout en bas de l’échelle hiérarchique.

Ce n’est pas le seul problème. Leur rôle est certes important, mais il n’est pas clairement défini. De nombreux CDO produisent de très belles présentations Powerpoint, mais ces myriades de diapos n’intéressent pas grand monde au sein de l’entreprise. L’efficacité est donc nulle dans ce cas. Personne ne s’intéresse à ce que fait le CDO. Si celui-ci veut avoir un impact, il doit pouvoir travailler main dans la main avec les dirigeants en place que sont le Chief Information Officer, le Chief Operations Officer et le Chief Technology Officer.

La rapidité des mutations est également un enjeu pour vous en tant que scientifique.

Effectivement, les prévisions concrètes sont devenues difficiles. Exerçant dans des instituts, plusieurs scientifiques souffrent du fait qu’ils sont trop éloignés de la réalité, où se déroulent effectivement ces changements. Ici, à l’IMD Lausanne, nous sommes privilégiés, dans la mesure où nous entraînons les cadres dirigeants par le biais de perfectionnements interactifs. Nous sommes ainsi toujours au diapason des développements réels dans le monde des entreprises.

Pouvez-vous décrire concrètement ce que cela change dans votre rôle professionnel?

Autrefois, il fallait transmettre des connaissances qui étaient essentielles. Aujourd’hui, il est impossible de tout savoir. En outre, on trouve tout sur Internet. C’est pourquoi il convient davantage de transmettre les outils et les pratiques adaptés. Nous sommes donc en mesure de faire progresser les dirigeants au sens d’une aide à l’auto-assistance.

Cela s’applique-t-il aussi au rôle de CEO?

Oui, ce rôle évolue aussi. Autrefois, les personnes à la tête de l’entreprise savaient tout. La hiérarchie, le pouvoir et le savoir étaient calqués sur une même structure, qui était au sommet de la pyramide. Au 20e siècle, le savoir faisait la différence. De nos jours, en revanche, il est essentiel de savoir comment utiliser ces connaissances. Un CEO devrait moins piloter. Il devrait plutôt faciliter les processus et les mettre en route. Ce n’est que comme ça que les problèmes peuvent être résolus au sein de l’entreprise.

Quelles régions observez-vous lorsque vous voulez savoir comment évoluent les choses?

Lorsqu’il s’agit de création d’entreprises, j’observe ce qui se passe aux USA, et pas seulement à Silicon Valley, mais sur toute la côte Ouest. Il existe des instituts de recherche qui publient d’excellentes vues d’ensemble sur l’orientation de l’évolution. En termes d’agilité, même pour les multinationales, je regarde vers la Chine. C’est impressionnant de voir la vitesse à laquelle les choses évoluent là-bas. Quant aux innovations dans le secteur B2B, j’observe ce qui se passe en Europe. De grandes sociétés comme SAP, ABB, Siemens ou Bosch font d’immenses progrès à vive allure.

Nous avons vu le secteur B2B. Mais qu’en est-il du B2C en Europe?

Le secteur B2C est dominé par les plateformes numériques et l’Europe est à la traîne dans ce domaine. Spotify, la plateforme suédoise d’envergure globale, est la seule exception. Or, l’Europe dispose d’excellentes conditions avec : des talents, des connaissances et un capital-risque disponible. Mais les règles du jeu du B2B sont différentes. Rappelez-vous de General Electric, dont le grand projet « d’Internet industriel » s’est soldé par un échec.

Osons un pronostic: qui parmi les géants de l’Internet américains sera encore là dans cinq ans? 

Je vois des chances considérables pour Amazon et Microsoft. Leur assise est large et ils ont de multiples flux de recettes. Le seul problème d’Amazon sera de conserver une cadence élevée de croissance. En revanche, Facebook est confronté à des problèmes. Apple est tributaire d’un seul produit : l’iPhone, avec lequel le groupe réalise deux tiers de son chiffre d’affaires. Google et Facebook vivent à 90% de la publicité. Or, ils seront tous deux menacés lorsqu’à l’avenir, les interactions vocales remplaceront les écrans, du moins en partie. Une bannière publicitaire fonctionne sur un écran mais dans une interaction pilotée par la voix, personne n’a envie d’écouter de la publicité pendant dix secondes.

SAP est le plus grand groupe technologique en Europe. Quelle chance donneriez-vous à cette entreprise?

SAP se trouve à la croisée des chemins. Le modèle actuel, qui consiste à vendre des licences logicielles aux clients et à exploiter le logiciel dans leurs propres centres de données, évolue rapidement. Il est en train d'être remplacé par le modèle du cloud et de la location des services. De plus, l’entreprise subit la pression des utilisateurs, qui attendent d’un programme le même confort d’utilisation et la convivialité que ceux d’une application. SAP doit y répondre rapidement. S’ils y parviennent correctement et dans un délai raisonnable, alors ils pourront dominer également la prochaine génération de logiciels d’entreprise.

Quels sont les trois conseils essentiels que vous donneriez aux chefs d’entreprise?

Premièrement, soyez toujours à l’affût de qui se passe à l’extérieur : quelles sont les innovations ou quels sont nouveaux concurrents potentiels ? La plupart des entreprises et leurs dirigeants ne savent pas reconnaître rapidement l’évolution du monde qui les entoure. Deuxièmement, les décisions doivent désormais reposer sur des faits et des chiffres solides et non plus sur l’instinct. Les dirigeants doivent travailler leur aptitude à déchiffrer des données. Et troisièmement, après une décision, le processus a souvent du mal à évoluer dans la bonne direction. Les sociétés et leurs employés devraient appliquer les décisions prises et agir concrètement. Il est plus important de prioriser la cadence plutôt que le perfectionnisme dans le développement d’un produit. Dans un tel contexte, un échec rapide est aussi un avantage.

Cela est-il suffisant d’être bon dans un ou deux de ces domaines?

Pas du tout ! Il faut être bon dans les trois. Sinon on tombe dans un cercle vicieux. Ces trois comportements prévalent toute stratégie. Dès l’instant où seules quelques conditions cadres changent, la stratégie est vouée à l’échec. Ces trois principes permettent de continuer à diriger une entreprise.


L’éclaireur

Nom: Michael Wade

Fonction: professeur d’innovation et de stratégie, IMD, Lausanne

Âge: 50 ans

Domicile: Lausanne

Etat civil: marié, deux enfants

Formation: Hon. BA, MBA et doctorat de l’Ivey Business School, University of Western Ontario, Canada