Malgré les apparences, SwissCovid fait face à une défiance massive
Technologie
Malgré le franchissement probable, ce week-end, du cap du million d’applications SwissCovid activées, il est trop tôt pour parler de succès. La majorité de la population semble n’avoir pas confiance en cette app. Des spécialistes esquissent des solutions

D’ici quelques heures, un million de Suisses auront activé l’application SwissCovid. Vendredi, ils étaient très exactement 991 168 à l’avoir fait, selon un décompte officiel. A première vue, ces chiffres impressionnent: disciplinés et responsables, les Suisses suivent les conseils d’Alain Berset et téléchargent l’application destinée à tracer les contacts afin de lutter contre le virus. Attention, avertissent toutefois des experts: ces chiffres sont en réalité trop faibles pour qu’elle soit réellement efficace. Et la défiance envers l’app est telle que les autorités doivent faire plus, beaucoup plus, pour augmenter son utilisation.
Commençons par analyser les chiffres. Le 25 juin, jour de son lancement, SwissCovid avait été activée par 566 894 personnes. Le lendemain, ils étaient 180 000 de plus, puis 60 000, 50 000, 60 000 avant de ralentir progressivement. Vendredi, la hausse n’était ainsi que de 21 000 unités. La progression devait ralentir – c’est logique –, mais elle devient très faible.
Derrière l’Allemagne
Cette courbe inquiète. «On est autour d’un million d’utilisateurs. C’est un beau chiffre après juste une semaine. Mais il y a 11 millions de téléphones actifs dans le pays. La majorité des 8,57 millions d’habitants en Suisse n’a donc soit pas encore connaissance de l’app, soit peur des coûts diffus qu’elle pourrait engendrer. Nous sommes plutôt inquiets de ces faibles chiffres et cette inquiétude explique la rédaction de notre rapport», dit Jean-Pierre Danthine, directeur de The Enterprise for Society Center (E4S), initiative commune de l’EPFL, de l’IMD et de l’Université de Lausanne. Fin juin, E4S publiait une étude de 16 pages destinée à montrer «comment faire du traçage numérique un succès».
Qu’en est-il des chiffres suisses en comparaison internationale? Rapporté à la population totale de la Suisse, le taux d’utilisation de l’app est de 11,56%. En Allemagne, la proportion est de 17,59% pour l’app nationale (mais ce pays compte les téléchargements, pas les activations). En Autriche, 7,67% de la population a téléchargé l’application, mais seule la moitié l’utiliserait. En France, une semaine après son lancement, l’app StopCovid était utilisée par environ 2% de la population. «En comparaison internationale, la proportion d’usagers est supérieure aux autres pays. Mais le vrai test viendra quand l’app sera réellement employée pour annoncer des cas et que les utilisateurs devront prendre des mesures concrètes. C’est aussi là que se joue la contribution de l’app à la résolution de la crise», estime Johan Rochel, cofondateur et codirecteur d’Ethix, un laboratoire d’éthique de l’innovation qui s’est aussi intéressé à SwissCovid.
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«Défiance irrationnelle»
Un temps évoqué à l’étranger, l’objectif des 60% d’utilisateurs n’a jamais été articulé en Suisse. «Chaque utilisateur supplémentaire augmente son efficacité», rappelait récemment Marcel Salathé, professeur à l’EPFL et épidémiologiste. La semaine passée, un haut responsable de l’OFSP se déclarait heureux si le taux de 20% était atteint.
Le nombre d’infections qui augmente (134 cas annoncés vendredi) pourrait aider à l’adoption de l’app. Mais les vents contraires sont forts, notamment liés à la peur du siphonnage des données, à l’œuvre par les géants de la tech depuis des années. SwissCovid souffre de cette perte générale de confiance. «Cette défiance existe, alors même qu’elle est irrationnelle dans le cas présent. Toute personne qui refuse d’installer SwissCovid à cause de craintes envers les géants de la tech devrait tout de suite désinstaller WhatsApp, Instagram ou encore Google Maps. Sinon, c’est de la pure irrationalité», avance Jean-Pierre Danthine, qui poursuit: «La population a raison de craindre le virus, pas d’éventuelles fuites de données à travers cette app.»
Analyse coût-bénéfice
Les économistes de E4S estiment que les risques concernant la vie privée, minimes, menacent d’occulter les avantages potentiels de l’app pour la société et pour les utilisateurs individuels. «De nombreuses personnes ont peur du caractère intrusif de l’application. Mais en faisant preuve de sang-froid, de cohérence et de responsabilité, l’analyse coût-bénéfice devrait nous conduire à donner une chance à l’application. Notamment lorsque nous avons des proches vulnérables et que nous sommes sensibles aux risques graves de santé, voire de mort, que nous pourrions imposer à d’autres», déclare Jean-Philippe Bonardi, doyen à HEC Lausanne et coauteur de l’étude de E4S.
Pour surmonter cette défiance, il faudra que la communication des autorités soit meilleure. «Il s’agit d’un défi politique et éthique, mettant en jeu de nombreuses valeurs, poursuit Johan Rochel. Le manque de transparence, l’impression de cacher des éléments, la volonté de vouloir pousser les gens à télécharger l’app, tout ceci mine la confiance et pourrait représenter une menace pour la qualité exigée du consentement, à savoir un consentement libre et éclairé.» A la Confédération de mieux communiquer. «En démontrant l’intérêt que revêt l’app en tant que moyen de protection personnel, on pourrait éventuellement motiver plus d’utilisateurs. «Protégez vos proches!» est plus accrocheur que «Interrompez les chaînes de transmission!», suggère Jean-Pierre Danthine.
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Campagne en cours
Pour Jean-Philippe Bonardi, «il faut que les experts et les responsables politiques ne se lassent pas d’expliquer et de communiquer, afin de noyer les voix alarmistes et complotistes qui dominent encore trop souvent la place publique». L’Office fédéral de la santé publique (OFSP) affirme qu’une campagne de promotion nationale est en cours et durera jusqu’à fin juillet. «Tous les canaux seront couverts: annonces classiques, campagne en ligne, spots télévisés, écrans et affiches numériques dans les gares et les pharmacies et films explicatifs sur le site www.bag-coronavirus.ch», liste un porte-parole.
L’OFSP prévoit de communiquer le nombre de personnes qui, volontairement, se déclarent positives au virus via l’application après avoir reçu un code d’un médecin. Mais le nombre de personnes ensuite averties ne sera jamais connu. C’est à cause – mais surtout grâce – de la décentralisation du système utilisé, qui assure l’anonymat aux utilisateurs.