Pendant cette année anniversaire de nos 20 ans, «Le Temps» met l’accent sur sept causes emblématiques de nos valeurs. La première est celle du journalisme, chamboulé par l’ogre numérique, par les fausses nouvelles, et que les pouvoirs politiques rêvent toujours de reprendre en main. Nous vous avons présenté le travail de 5 autres «Temps» dans le monde (semaine 1), et les portraits de 4 journalistes qui font bouger les lignes (semaine 2): cette semaine, place aux défis économiques du secteur. Aujourd'hui: la presse et Facebook, la soumission à l'autorité

«Pourquoi venir sur une homepage? C’est par là que ça se passe.» Et deux icônes s’affichent sur le site internet du jeune média suisse Kapaw: celle de Facebook et celle d’Instagram.

Destiné à la «génération mobile» et fondé sur la vidéo, ce média d’infotainment (à mi-chemin entre l’info et le divertissement) a dès le départ misé exclusivement sur les réseaux sociaux. Selon son fondateur et directeur, Geoffrey Moret, sa page Facebook compte 170 000 abonnés et génère 3 millions de vues par mois. Le média financé par la publicité, pas loin de l’équilibre fin 2017, un an après son lancement, serait le plus populaire auprès des 18-34 ans après 20 minutes. Il va ouvrir un bureau à Zurich et la rédaction devrait accueillir deux journalistes supplémentaires dès cette semaine, signe de bonne santé économique.

Les règles ont changé

Mais récemment, Kapaw s’est posé la question d’un vrai site web. Avec une bonne vieille homepage à l’ancienne, donc… Car le 12 janvier, Mark Zuckerberg a annoncé que la plateforme mettrait désormais en avant les contenus personnels et les interactions plutôt que les pages institutionnelles.

Autrement dit, Kapaw devient moins visible. Des vidéos comptabilisent encore 100 000 vues mais le changement d’algorithme de Facebook a entraîné une baisse de l’audience globale. «C’est notre premier challenge comme jeune entreprise, ça nous pousse à être créatifs», admet Geoffrey Moret. Qui prévoit de renforcer le branded content, la production de contenus sponsorisés, et d’augmenter la présence sur Instagram, en attendant YouTube. «Jamais on n’aurait pu lancer notre média sans Facebook. Mais on en est dépendant – d’où notre présence sur d’autres réseaux sociaux et l’éventualité de revenir à une diffusion via un site web.»

Cette dépendance touche aussi la presse traditionnelle. De la Tribune de Genève en Suisse au New York Times aux Etats-Unis en passant par Sciences et Avenir en France, des centaines de médias, inquiets de perdre en visibilité voire de disparaître, ont depuis janvier expliqué à leurs lecteurs comment continuer à voir leurs contenus sur Facebook – via l’option «Voir en premier»… Le Temps a également fait l’exercice.

«Plus personne n’utilise les adresses web des médias»

La relation d’amour-haine entre les médias et les réseaux sociaux est ancienne. Certes, ils ont longtemps augmenté leur visibilité et leur trafic. Facebook devance aujourd’hui Google pour les renvois vers les contenus d’éditeurs, avec 45% du total, contre 30% pour Google; et plus de la moitié des internautes s’informent via les réseaux sociaux, le chiffre augmentant encore pour les jeunes, selon Reuters. «Facebook est l’une des deux portes principales vers internet, constate l’expert en marketing numérique vaudois Blaise Reymondin, blogueur pour Le Temps. En résumé, on va chercher les nouvelles sur Facebook ou on va questionner Google, mais plus personne n’utilise les adresses des sites de médias!»

Souvent, le public ne se rappelle même pas d’où provient une information quand il l’a lue sur Facebook

Mais cette puissance de Facebook lui permet de changer la donne selon son bon plaisir, du jour au lendemain, déstabilisant tout l’écosystème. D’autant que les médias lui ont déjà donné les clés de la maison, notamment en se ralliant aux instant articles, une technologie qui offre de lire un article dans le contexte Facebook et non plus sur leurs sites web. Le pire étant pour les médias que, souvent, le public ne se rappelle même pas d’où provient une information quand il l’a lue «sur Facebook»…

Lire aussi: La timide réponse de la Suisse face au scandale Facebook

Si Facebook a changé son algorithme, c’est parce que les utilisateurs partagent désormais moins d’informations sur leur vie personnelle, alors que ce sont elles qui alimentent les gigantesques bases de données du réseau qui font sa fortune. Il faut donc les faire revenir. Propagateur de fake news, manipulateur de règles du jeu qu’il modifie sans aucun compte à rendre, Facebook pourrait devenir l’ennemi numéro un des médias.

Des miettes pour les autres

Pourraient-ils, devraient-ils pour autant «quitter Facebook», suivant la tendance #deleteFacebook? Leur histoire d’amour-haine repose en réalité sur un troisième partenaire: la publicité, massivement aux mains de Google et de Facebook aujourd’hui, dans le monde et en Suisse aussi, cette publicité qui historiquement a toujours financé les médias, à côté des ventes et des abonnements. Les deux géants numériques sont responsables de 99% de la hausse (record) de la publicité en ligne au troisième trimestre 2017 dans le monde, avec 54% pour Google et 45% pour Facebook, selon les chiffres de l’Interactive Advertising Bureau américain. Autrement dit, il reste à peine des miettes pour tous les autres, Twitter et Snapchat compris.

«La publicité va où les utilisateurs vont», explique placidement la conseillère nationale Natalie Rickli (UDC/ZH), qui a récemment monté son agence après avoir passé des années dans le milieu de la communication. Facebook compte en effet plus de 2 milliards d’utilisateurs aujourd’hui. «On ne peut pas concurrencer les GAFA [acronyme de Google, Apple, Facebook et Amazon, ndlr] au niveau de l’efficacité publicitaire, notamment par la quantité de données qu’ils gèrent et surtout par leur avance dans leur traitement, qui passe par l’intelligence artificielle», reconnaît aussi Blaise Reymondin.

Car la publicité numérique a tout emporté sur son passage. La Suisse a été plus lente, confirme Gérald Le Meur, le directeur du groupe publicitaire Publicis, premier du pays, mais aujourd’hui plus de la moitié des investissements publicitaires s’y font dans le numérique. Les marques veulent pouvoir contrôler l’audience et les résultats de leur publicité, ce que permet le numérique. Elles misent aussi sur la viralité, sur les influenceurs, qui deviennent eux-mêmes des vecteurs de publicité. «Avec toutes ses données et de tels outils de ciblage, on ne peut pas refaire Google!» La leçon est la même avec Facebook, qui dispose de données très fines extrêmement précieuses pour un annonceur. Un trésor de guerre devenu incontournable.

La diplomatie de Google

Les médias sont-ils condamnés à vivoter sous les fourches caudines des GAFA? D’abord le paysage évolue très vite. «Qui se souvient qu’il y a trois ans, on ne parlait que de la concurrence faite par Google aux médias», s’amuse Blaise Reymondin. A l’époque, le moteur de recherche était accusé par les médias de piller leurs contenus sans contrepartie. Depuis, Google a élaboré des fonds et des programmes d’aide aux médias, et assoupli sa politique quant aux paywalls des éditeurs – ce qu’il avait refusé pendant des années.

On manque de créativité pour trouver de nouvelles formes de communication

Gérald Le Meur, Publicis

Ensuite, la presse a montré qu’elle restait irremplaçable, ne serait-ce qu’en révélant le scandale autour de Cambridge Analytica et Facebook. En Europe, la prise de conscience que les GAFA sont trop puissants se généralise, entraînant des procès à Bruxelles, des directives et des menaces de nouveaux impôts. Même en Suisse, «les discussions sur «No Billag» ont montré que les médias ont une valeur et que cela coûte», reconnaît Natalie Rickli, même si elle refuse toujours le principe d’une aide financière de l’Etat aux médias – «ce serait la fin de leur indépendance».

Lire: L’urgence de réparer Facebook (éditorial)

Il reste que la main invisible du marché porte actuellement des gants d’acier, et qu’inventer des réponses nationales ou européennes semble utopique. «On manque de créativité pour trouver de nouvelles formes de communication, regrette Gérald Le Meur, de Publicis, on est attentiste.» Pour lui, les plateformes comme Facebook ont permis jusqu’ici aux éditeurs de profiter d’un système confortable, sans devoir innover. Il est temps que cela change.