Il y a un lien entre la ville de Mountain View, en Californie, Morges et la vallée de Joux. Ce lien, c’est Google. Depuis son siège américain, la multinationale finance des centaines de médias locaux, dont des suisses. Ainsi, le Journal de Morges et la Feuille d’avis de la vallée de Joux ont récemment reçu, chacun, un versement de 5000 dollars. Ces «dons» sont loin, très loin d’être désintéressés: accusé par de nombreux médias, voire pays – il y eut l’exemple récent de l’Australie –, de piller les contenus des éditeurs, Google veut ainsi montrer qu’il soutient le journalisme. Mais cela ne règle pas le problème de fond, estime Médias Suisses, la faîtière des éditeurs de presse.

C’est dans le cadre de cette bataille entre éditeurs et Google qu’il nous a paru intéressant de décrire comment la multinationale s’y prend pour financer des projets et soigner son image. Et c’est Cédric Jotterand, rédacteur en chef et propriétaire du Journal de Morges (10 employés, 6500 abonnés au quotidien), qui nous a contacté pour raconter son expérience. Elle démarre en avril 2020, lorsque Google lance son «Fonds d’aide d’urgence pour le journalisme». «J’ai appris l’existence de ce fonds en naviguant – c’est plutôt ironique – sur Facebook, raconte Cédric Jotterand. Je me suis dit «pourquoi pas?» et j’ai alors rempli un formulaire en ligne en anglais. Google voulait financer des projets et cela tombait bien, car nous étions alors en pleine refonte de notre site web.»

«J’ai laissé tomber»

Le rédacteur en chef patiente. Quelques jours plus tard, la multinationale lui envoie de nouveaux formulaires à remplir. Chiffre d’affaires du média, nom du propriétaire, nombre de lecteurs, les questions sont nombreuses. «Et en juillet, je reçois une réponse positive. J’étais très surpris, j’avais presque oublié que j’avais postulé, poursuit Cédric Jotterand. Et l’argent promis compte beaucoup pour nous: 5000 dollars, c’est l’équivalent d’une page de publicité dans notre journal.» Mais les démarches ne sont pas terminées. «Pour recevoir l’argent, il a ensuite fallu remplir des documents financiers avec notamment un numéro d’imposition aux Etats-Unis. J’ai contacté ma banque et j’ai laissé tomber: j’ai renvoyé le formulaire en partie vide et je me suis dit que je n’allais pas dépenser en frais d’avocat américain davantage que les 5000 dollars promis…»

Mais fin 2020, surprise, Cédric Jotterand reçoit la somme, soit exactement 4442 francs suisses. «Cela nous a permis de financer une partie du site assez novatrice, où les candidats aux élections de 62 communes de la région peuvent se présenter eux-mêmes. Je suis donc content d’avoir touché cette somme. Mais je suis en parallèle conscient de la concurrence acharnée que nous livrent les géants américains sur le marché de la publicité.» Le rédacteur en chef cite un exemple: «On ne s’en rend pas vraiment compte, mais ils nous attaquent déjà au niveau local. Je connais ainsi une personne qui soigne les ongles à domicile. Or elle préfère acheter de la publicité sur Instagram [propriété de Facebook, ndlr] pour 100 à 200 francs par mois, plutôt que d’acheter des annonces dans notre journal ou site web.»

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Relance par téléphone

Cédric Baudat, éditeur de la Feuille d’Avis de la vallée de Joux – un hebdomadaire comptant 2800 abonnés –, a vécu une expérience différente. «Google m’a contacté par e-mail. Au début, j’étais certain qu’il s’agissait d’une arnaque en anglais. J’en ai parlé à mes collaborateurs et ils m’ont dit qu’on n’avait rien à perdre. Mais il a fallu remplir pas mal de formulaires et je n’ai pas renvoyé le dernier. Du coup, un employé de Google m’a téléphoné pour me relancer et me demander mes coordonnées bancaires.» Cédric Baudat a aussi reçu l’équivalent de 5000 dollars. «Pour nous, c’est presque de l’argent qui tombe du ciel. On apprécie depuis des mois que le canton de Vaud nous aide en achetant des annonces. On ne s’est pas posé la question des motivations de Google.»

Ces deux médias ne sont pas les seuls à avoir reçu de l’argent de Google ces derniers mois. Destiné à «aider les petites et moyennes entreprises de presse à produire des informations originales au niveau local», le fonds a versé l’équivalent de 195 000 dollars à 23 médias helvétiques, dont La Côte, La Gruyère ou encore Le Courrier Lavaux-Oron. Au total, plus de 5500 médias autour de la planète, employant en général de 2 à 100 journalistes, ont reçu de l’argent. La somme totale versée n’est pas connue mais a dû se compter en millions de dollars.

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Médias Suisses critique

Auparavant, via son «Digital News Initiative Fund», Google avait versé, entre 2015 et 2019, 150 millions de dollars pour aider 662 projets de médias en Europe. L’équivalent de 3,4 millions d’euros avait été donné pour 15 idées en Suisse. Le Temps avait alors bénéficié de 45 000 euros pour son projet «Zombie», un algorithme identifiant les contenus passés méritant une nouvelle publication sur le site.

Ces financements ne règlent pas le problème de fond de la rémunération à long terme des éditeurs, dont les contenus sont aspirés par les géants de la tech, estime Médias Suisses. Récemment, Daniel Hammer, son secrétaire général, nous déclarait que «ce sont de pures initiatives de relations publiques par lesquelles Google et Facebook cherchent à améliorer leur image. Elles ne constituent en aucun cas une vraie indemnisation pour les contenus rédactionnels utilisés par ces plateformes.»

Facebook se lance aussi

Facebook se profile lui aussi sur les aides aux médias. Le réseau social affirme que via son «Facebook Journalism Project», il a investi «des centaines de millions de dollars» auprès de 2600 éditeurs sur la planète – il n’y a pas de détail pour la Suisse. La firme dirigée par Mark Zuckerberg vient d’annoncer un plan d’aide d’une valeur d’un milliard de dollars sur les trois prochaines années. En Allemagne, en Autriche et en Suisse, Facebook a en parallèle lancé des ateliers pour aider les éditeurs à gagner de l’argent avec leurs contenus.