Roberto Biolzi: Si cette période se prête si bien au jeu, c’est avant tout par le côté aventureux de la littérature médiévale elle-même. Les chroniques et les romans chevaleresques ne parlent que de princes et de nobles qui combattent. On est dans une époque où ce sont les élites qui font la guerre, donc on l’exalte – alors qu’aujourd’hui, on la fait toujours, mais on la cache… Il y a ensuite le côté ésotérique, la magie, qui était perçue au Moyen Age comme une réalité: on trouve des manuscrits avec des formules pour faire apparaître une armée aux yeux de l’adversaire, créer des illusions lors du combat… Il y a enfin le côté folklorique: J. R. R. Tolkien ] auteur du Seigneur des anneaux, 1954-1955] , qui influencera de nombreux jeux d’inspiration médiévale, n’a pas tout inventé; il s’est beaucoup basé sur la mythologie germanique et nordique.
La guerre placée au centre de la société, une frontière perméable entre le monde physique et la magie: le jeu vidéo colle à l’esprit médiéval…
On peut dire que les nobles de la fin du Moyen Age jouaient à être des chevaliers de la Table ronde. L’époque médiévale, surtout à sa fin, avait un côté très ludique. De là à affirmer que les jeux vidéo nous plongent dans la mentalité médiévale… Je n’oserais pas.
Quelles sont les sources des jeux d’inspiration médiévale?
Il y a deux types de jeux. Le premier est ce qu’on appelle «jeu vidéo de rôle» ou role playing game (RPG). Les trois quarts des jeux de ce type s’inspirent du genre fantasy, qui se développe dans la littérature entre la fin du XIXe et le milieu du XXe siècle et qui conflue dans les œuvres de J. R. R. Tolkien. C’est un univers dont le point de départ est le Moyen Age – ou, plus précisément, un folklore médiéval réinventé, réélaboré avec des éléments purement imaginaires. Ce Moyen Age fantastique sera réapproprié par Donjons et Dragons, un jeu de rôle très populaire apparu dans les années 1970. Le RPG puisera ses informations dans tout cela.
Le deuxième type est le jeu de stratégie, le war game, qui essaie de s’inscrire dans un cadre historique plus réel et plus précis. Les créateurs de ces jeux s’appuient sur des ouvrages de vulgarisation, ce qui n’exclut pas de nombreux anachronismes. Un cas intéressant est celui du jeu Medieval: Total War, sorti en 2002. Des joueurs affamés d’histoire
ont créé des «extensions» – des améliorations téléchargeables gratuitement, où ils essaient de corriger certaines erreurs.
Quels sont les anachronismes?
Vous trouvez, par exemple, des armées du XIIe siècle avec des tenues uniformisées. En tant que joueur, si je suis dans une mêlée, j’ai besoin de voir que mes soldats, ce sont les rouges: c’est une nécessité de ce qu’on appelle la jouabilité. Mais, dans la réalité, on sait très bien que les uniformes sont apparus beaucoup plus tardivement… Autre exemple: dans les jeux, les chevaliers font la guerre avec des lances colorées, leurs chevaux sont couverts par des housses d’ornement, les chevaliers teutoniques portent des cimiers à cornes: tout cela, c’était en réalité un équipement de parade ou de tournoi, jamais utilisé pour la guerre, car trop encombrant… Il y a parfois une certaine beauté à sortir de l’histoire: on n’a jamais vu, par exemple, des canons montés sur des éléphants, mais quand on tombe là-dessus en jouant, c’est magnifique. Même dans un jeu qui se prétend historique, on accepte des écarts irréalistes pour ajouter de la fascination. En fin de compte, la motivation ludique l’emporte toujours sur le déterminisme historique.
La conduite de la guerre dans les jeux est-elle réaliste?
Non. La mentalité de la guerre médiévale est complètement différente. Dans les jeux, vous avez toujours la bataille rangée, le déploiement des armées l’une face à l’autre, la stratégie de la charge, la mêlée cinématographique à la Braveheart, les gens qui se massacrent, le carnage… C’est un stéréotype difficile à dissiper. Ce genre de bataille était extrêmement rare. Les combats, c’était plutôt des embuscades; on n’hésitait pas à se déguiser, à faire des guets-apens, des pièges, des incursions rapides dans le territoire ennemi pour détruire son approvisionnement, sans toutefois le conquérir – alors que le côté conquête est très fort dans les war games. Si on lit le manuel de Végèce, un auteur de la fin de l’Antiquité dont le résumé de stratégie romaine aura un succès incroyable au Moyen Age, on trouve une formule selon laquelle «il y a plus de science à réduire l’ennemi par la faim que par le fer». On évitait donc la bataille rangée, qui relève plutôt de la guerre moderne et contemporaine… Mais la forme principale de guerre, qui représentait 70 à 90% des conflits au Moyen Age, c’était le siège, la guerre d’attente. Une armée médiévale, c’était alors une ville en déplacement: chaque cavalier avait au moins trois ou quatre chevaux et deux ou trois serviteurs, il y avait des cuisiniers, des prostituées, des charpentiers qui construisaient les campements. Tout cela échappe au jeu vidéo, où on ne représente que le côté militaire de l’armée, sans tous ces gens qui la suivaient.
Ces écarts sont-ils embêtants pour l’historien?
J’ai eu dernièrement des conversations avec des confrères qui me disaient: «Il faut garder les étudiants loin de tout ça, il y en a beaucoup qui ont une fausse image du Moyen Age à cause des jeux…» Mais il existe aussi, aujourd’hui, plein d’historiens qu’on considère comme dépassés car ils ont reconstitué la réalité de manière erronée. L’histoire n’échappe jamais vraiment à la fiction. C’est une représentation. D’une manière ou d’une autre, elle est toujours fille du présent.
Mais le Moyen Age des jeux vidéo est plutôt fils du passé: c’est celui qu’imaginaient les historiens de l’époque romantique, du XIXe siècle…
On peut dire ça, oui. Il y avait toutes ces batailles qu’on nous racontait à l’école, qu’on nous présentait comme des événements historiques fondamentaux, après lesquels tout, soi-disant, avait changé… C’était ce qu’on appelait l’«histoire-bataille». Il faut savoir que l’histoire militaire, au XIXe et au début du XXe siècle, a souvent été écrite par des militaires, des colonels à la retraite, des gens qui avaient pour mission de créer le passé mythique de leur pays. L’historiographie a ensuite été révolutionnée par le courant de l’école des Annales: on a commencé alors à étudier les facteurs économiques et sociaux plutôt que les grandes batailles, dont on a découvert qu’elles n’étaient pas si décisives que ça. La bataille de Poitiers, avec laquelle on nous disait que Charles Martel avait repoussé les Arabes en 732, n’était en réalité qu’une escarmouche comme il y en a eu mille… Le jeu vidéo reproduit cette optique faussée, déterminée par une historiographie ancienne. A ceux qui disent que ces jeux donnent une représentation erronée du passé, je répondrais donc que leur toile de fond vient de l’historiographie traditionnelle. Finalement, ce sont les historiens qui ont créé cela.
Les jeux vidéo ont-ils suscité des vocations d’historien médiéviste?
Il y en a qui le disent sans problème: s’ils étudient le Moyen Age, c’est aussi parce que leur imaginaire a été nourri par les jeux vidéo.
Est-ce votre cas?
Pour moi, c’était plutôt le jeu de rôle. Mon apprentissage de cette atmosphère ésotérique d’inspiration médiévale, je l’ai fait à travers Donjons et Dragons: les joueurs sont autour d’une table, avec des cartes et des dés, l’histoire est racontée par le «maître de donjon», qui crée l’univers dans lequel votre personnage avance…
Il faut aussi dire que je suis originaire d’un petit bourg d’Emilie-Romagne, appelé Bardi, avec un château. Enfant, à chaque fois que j’y allais en vacances, je contemplais cette forteresse sur son rocher: ma vocation vient peut-être de là… Aujourd’hui, à chaque fois que je retourne dans ces terres qui paraissent avoir été oubliées par l’histoire, je me dis qu’un paysan de cette région, au contact quotidien avec le travail de la terre, pourrait sans doute faire des hypothèses intéressantes sur le Moyen Age… Une approche qui est très à la mode en ce moment consiste d’ailleurs à étudier des manuels techniques de l’époque dans les domaines du combat, du textile ou de la cuisine, et à essayer de les mettre en pratique. On appelle ça «archéologie expérimentale». Après, la question des mentalités reste plus difficile à appréhender. C’est comme si quelqu’un, dans deux mille ans, essayait de comprendre comment Schumacher conduisait sa Ferrari.
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