Technologie
Des millions de travailleurs de l’ombre alimentent les systèmes d’intelligence artificielle d’Amazon ou de Facebook. Chercheur chez Microsoft, Siddharth Suri leur a consacré un livre

Ils sont invisibles, mais ils sont indispensables. Ils identifient des images, traduisent des mots, vérifient des adresses ou encore lisent des critiques d’œuvres. Ils sont des millions et ce sont les «ghost workers», ou «travailleurs fantômes». Des millions d’humains habitant partout sur terre qui nourrissent les systèmes d’intelligence artificielle. Chercheur chez Microsoft, Siddharth Suri leur a consacré un livre, Ghost Work: How to Stop Silicon Valley from Building a New Global Underclass (Houghton Mifflin Harcourt) avec l’anthropologue Mary L. Gray. Vendredi, Siddharth Suri donnait une conférence à l’EPFL sur ces travailleurs de l’ombre.
Selon une étude citée par le chercheur de Microsoft, 8% des Américains auraient déjà été des «ghost workers». Au niveau mondial, en particulier dans les pays en voie de développement, ils seraient extrêmement nombreux. Ils utilisent notamment la plateforme Amazon Mechanical Turk, du numéro un mondial de l’e-commerce. Il suffit de s’y inscrire et de choisir quelle tâche accomplir pour quelle rémunération. Vendredi, une société demandait ainsi de faire correspondre deux images, pour un cent de dollar (environ un centime) par action.
Lire aussi: L’intelligence artificielle entre dans les fonds 3a
Toujours de nouvelles tâches
Ces tâches, tous les algorithmes ne peuvent pas les faire. «On parle beaucoup d’intelligence artificielle, mais sans les «ghost workers», elle n’existerait pas, affirme Siddharth Suri. Pour qu’elle fonctionne, il faut qu’elle ait été entraînée par des humains. Même aujourd’hui, ce sont des humains qui lui apprennent à reconnaître des images.» Cela avait commencé en 2007 avec le projet ImageNet, lorsque 49 000 personnes de 167 pays avaient labellisé 32 millions d’images. «On peut imaginer que les systèmes d’intelligence artificielle se perfectionnant, il n’y aura bientôt plus besoin d’humains pour ces tâches. Mais de nouvelles tâches demanderont du travail de la part d’internautes», poursuit le chercheur.
Lire également: L’intelligence artificielle au service de poupées «compagnes»
Avec sa collègue, Siddharth Suri a mené des dizaines d’interviews, tant en Inde qu’aux Etats-Unis, pour comprendre la motivation des «ghost workers». L’argent, d’abord, mais aussi la flexibilité d’un travail que l’on peut accomplir n’importe quand et depuis n’importe où. Les chercheurs estiment que les travailleurs du clic peuvent gagner, aux Etats-Unis, entre 9 et 10 dollars de l’heure. «Mais c’est un chiffre indicatif, seuls les mieux entraînés y parviennent. Nous avons constaté qu’en une année la moitié des «ghost workers» quittent cette activité», selon Siddharth Suri.
Contenus horribles
Etre travailleur du clic est aussi par exemple plus rémunérateur en Inde (en raison du coût de la vie) qu’aux Etats-Unis. Aussi parce que les «ghost workers» sont souvent payés en cartes Amazon outre-Atlantique, et en roupies en Inde.
Ce métier est peu rémunérateur et parfois très difficile. Notamment lorsqu’il s’agit de modérer des contenus horribles – pédopornographie, torture, actes de violence – sur les réseaux sociaux. «Il faut clairement que les «ghost workers» soient mieux protégés. Cela peut se faire par des lois, peut-être via des syndicats ou en faisant pression sur ceux qui proposent ces jobs, pour qu’ils prennent soin des travailleurs», suggère Siddharth Suri. Mais le pouvoir, reconnaît-il, est entre les mains de toutes les entreprises qui font appel à ces travailleurs à la demande.