«L’administration Trump porte la guerre froide contre la Chine à un nouveau sommet, commente Howard Yu, professeur de stratégie à l’IMD à Lausanne. C’est la première fois qu’un Etat se mêle de la vie d’entreprises, forçant l’une à se vendre et l’autre à l’acquérir et à verser une prime à la caisse publique. Pour les chefs d’entreprise, il sera de plus en plus difficile d’évoluer dans un environnement où la politique ordonne des ventes et les acquisitions.»
Facebook, Twitter interdits en Chine
Howard Yu dit comprendre que les Etats-Unis puissent prendre des mesures de rétorsion contre les entreprises technologiques chinoises. Pékin n’interdit-il pas aux américaines (Facebook, YouTube, Twitter) le marché chinois? «Il n’empêche, poursuit le professeur, que le président américain vient d’emprunter une voie glissante en mêlant l’économie à la politique.» Dès lors, selon lui, il sera difficile de fixer une limite ou encore de retrouver un terrain d’entente entre les deux premières puissances mondiales. Et d’ajouter: «Finalement aucune entreprise internationale n’est à l’abri de mesures unilatérales américaines, et l’absence de toute organisation intergouvernementale pour statuer dans de tels litiges rend l’administration Trump encore plus intouchable.»
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Howard Yu rappelle que la vente forcée, sans doute à un vil prix, de TikTok n’est que la dernière d’une série de mesures offensives contre la Chine, allant de l’imposition de droits de douane punitifs sur des produits chinois à l’interdiction du marché américain pour le géant technologique Huawei. Comme pour Huawei, l’administration américaine accuse TikTok, sans jamais apporter des preuves, d’être au service du renseignement chinois. Pour sa part, la plateforme a toujours nié tout partage de données avec Pékin.
Les Etats-Unis dans une position de force
«Il s’agit d’une nouvelle expérience dans la guerre froide qui s’est installée sur différents fronts entre les Etats-Unis et la Chine, constate Bill Papadakis, stratégiste macro à la banque Lombard Odier à Genève. Ce n’est toutefois pas une surprise. Il fallait s’attendre à ce que l’administration Trump s’intéresse un jour ou l’autre à TikTok, cette plateforme qui connaît un succès mondial.»
Selon Bill Papadakis, les Etats-Unis se sont mis dans une position de force en imposant à TikTok une échéance pour se vendre. «Le groupe chinois ne dispose pas de marge de manœuvre mais, en même temps, on peut penser que Microsoft, l’éventuel acquéreur, n’est pas une entreprise irrespectueuse qui voudra profiter de la puissance des Etats-Unis pour effectuer un rachat dans des conditions douteuses, dit-il. D’autant plus que le géant américain est bien présent sur le marché chinois.»
«Il n’est pas certain que les autorités chinoises prendront de fortes mesures de rétorsion, anticipe Bill Papadakis. Les enjeux sont moins importants que ceux de Huawei.» En revanche, selon lui, les entreprises chinoises présentes aux Etats-Unis peuvent tirer des leçons à partir du cas de TikTok.
La fin d’un mythe
Pour sa part, Jacques-Aurélien Marcireau, gérant de fonds chez Edmond de Rothschild Asset Management, craint que la direction unilatérale prise par l’administration Trump ne soit de mauvais augure pour la gouvernance mondiale. Selon lui, l’affaire TikTok marquera peut-être la décennie où les Etats-Unis ont rappelé qu’ils dictaient les règles du jeu et qu’une issue trop défavorable ne saurait être tolérée. «Ils ont mis fin au mythe – déjà largement écorné par la Chine – d’une concurrence basée sur les mérites des entreprises», affirme-t-il dans une note.
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Et d’ajouter: «En adoptant des techniques courantes dans les pays émergents, et la Chine en particulier, les Etats-unis quittent leur position de garant du système de règles, légitiment toute attitude similaire de tout autre pays et ouvrent la voie à une multiplication de bras de fer.» Enfin, le gérant estime que cet épisode consacre le soutien dont bénéficient les géants de l’internet américain de la part de leur gouvernement, en tant qu’instrument de protection de la puissance américaine.
Microsoft, un GAFAM en Chine
Le groupe fondé par Bill Gates et le seul géant américain de la tech à être aussi présent dans l’Empire du Milieu. Au prix de quelques concessions.
Candidat au rachat de TikTok, Microsoft est l’une des rares entreprises américaines de l’internet à réussir en Chine en dépit de la censure. Le groupe, qui compte quelque 6200 employés en Chine, y a fait ses débuts en 1992 et y possède aujourd’hui son plus grand centre de R&D hors des Etats-Unis.
Son logiciel Windows équipe l’immense majorité des ordinateurs en Chine malgré la volonté affichée de Pékin ces dernières années de développer son propre système d’exploitation. Un succès qui a cependant un revers: les nombreuses versions piratées ont longtemps constitué un lourd manque à gagner pour la firme américaine. Le marché chinois ne représente toutefois qu’une goutte d’eau dans le chiffre d’affaires de Microsoft: à peine 1,8% du total, assurait en début d’année son président, Brad Smith.
Face à la censure en Chine
Au nom de la stabilité, la Chine censure tous les sujets considérés comme politiquement sensibles et les géants de l’internet sont priés de bloquer en ligne les contenus indésirables.
Refusant de se plier aux exigences de Pékin, les américains Facebook, Twitter, Instagram et YouTube, l’encyclopédie participative Wikipédia et de multiples médias étrangers sont totalement bloqués en Chine.
Malgré tout, Microsoft peut offrir dans le pays son réseau professionnel LinkedIn en se pliant, par le biais d’une coentreprise locale, aux règles draconiennes de censure. Bing, développé par Microsoft, est aussi l’un des rares moteurs de recherche étrangers à ne pas être bloqué en Chine, bien qu’il soit très largement devancé par ses concurrents locaux Baidu et Sogou.
En 2014, Microsoft a également été la première société étrangère à réinvestir le marché des jeux vidéo en Chine avec sa console Xbox One. En l’an 2000, Pékin avait suspendu la vente de toutes les consoles en raison de leurs présumés effets négatifs sur la santé mentale des jeunes utilisateurs, même si celles-ci restaient disponibles de façon illégale. En 2014 toujours, les autorités chinoises de la concurrence avaient ouvert une enquête anti-monopole contre Microsoft et son omniprésent système d’exploitation Windows. Une centaine d’inspecteurs avaient perquisitionné les bureaux du groupe dans quatre villes de Chine, y confisquant des dossiers et y interrogeant des salariés. (AFP/LT)