Omniprésents dans notre vie quotidienne, Google, Amazon ou Facebook inquiètent par la puissance qu'ils ont acquise en l'espace de quelques mois. Le Temps vous propose plusieurs articles pour vous plonger dans ce dossier: 


C’est un réseau social qui accapare plus de cinquante minutes par jour à chacun de ses 2 milliards d’utilisateurs. C’est un moteur de recherche qui répond à plus de 60 000 requêtes chaque seconde. C’est un site web qui ne vendait au début que des livres et qui désormais loue vingt Boeing 767. C’est une société fondée en 1975 qui fait encore aujourd’hui tourner plus d’un milliard d’ordinateurs avec ses systèmes. Et c’est enfin un vendeur de smartphones de luxe qui détient 261,5 milliards de dollars en cash.

Facebook, Google, Amazon, Microsoft et Apple. Nos vies sont devenues indissociables de ces géants américains de la technologie. La moitié des Suisses utilise un iPhone, l’autre moitié un appareil tournant avec Android, le système de Google. Avec Windows, Microsoft contrôle encore 85% de nos ordinateurs. Et sans faire de bruit, Amazon est devenu en Suisse numéro deux du e-commerce.

Il y a peu, les dirigeants de ces géants étaient vus comme des demi-dieux, bienfaiteurs de l’humanité. Facebook allait apporter «de meilleures solutions à certains des plus grands problèmes de notre époque», affirmait Mark Zuckerberg. «Notre ambition est de créer le meilleur des mondes», écrivait Eric Schmidt, président de Google, dans un livre.

Une réputation qui s’étiole

Mais depuis peu, l’étoile de ces géants pâlit. Dans son livre The Four: The Hidden DNA of Amazon, Apple, Facebook, and Google, paru il y a quelques semaines, Scott Galloway s’interroge sur «une société qui refuse de divulguer à des enquêteurs fédéraux des informations sur un acte de terrorisme intérieur [la tuerie de San Bernardino, ndlr], avec le soutien de fans qui voient l’entreprise comme une religion».

Il évoque ce «réseau social qui analyse des milliers d’images de vos enfants, transforme votre téléphone en appareil d’écoute et vend cette information à des sociétés de l’indice Fortune 500. Il parle aussi de «cette plateforme publicitaire qui, dans certains marchés, détient 90% des parts de l’un des secteurs les plus lucratifs dans les médias, évitant toute régulation anticoncurrentielle via des poursuites judiciaires agressives et des lobbyistes».

La méfiance, voire la colère, est depuis peu croissante contre ces géants accusés d’abuser de positions dominantes qu’ils n’ont mis que quelques mois à construire en avalant des masses considérables de données personnelles. La défiance envers Google ou Facebook était jusqu’à présent perceptible en Europe. Désormais, elle s’étend à la côte est des Etats-Unis. Rien ne dit que ce mouvement de protestation ne dure. Ni n’aboutisse à des mesures concrètes. Mais il a le mérite de mettre en lumière des pratiques tendancieuses d’entreprises devenues incontournables. Voici les trois points qui suscitent cette colère à l’automne 2017.


Une domination absolue et des pratiques anticoncurrentielles

L’esprit «don’t be evil – ne faites pas de mal» des premières années de Google semble évanoui. En l’espace de quelques semaines, Google a multiplié des pratiques assimilées par beaucoup à des abus de pouvoir. Il a rendu son service «Docs» incompatible avec le navigateur web Opera, concurrent de… Google Chrome. Il a rendu la vie impossible à un autre navigateur concurrent, Vivaldi, en l’empêchant de faire la publicité au sein de… Google. «Cette société, qui détient tant un monopole dans la recherche et la publicité, montre qu’elle est incapable de résister à la tentation d’abuser de son pouvoir, a écrit Jon von Tetzchner, cofondateur de Vivaldi, sur son blog. Je suis triste de voir la transformation de cette entreprise geek et positive en une brute en 2017. Bloquer des concurrents pour de minces raisons montre que les plaintes pour pratiques anticoncurrentielles sont crédibles.»

Google détient 91% du marché de la recherche et 71% de celui de la publicité liée aux recherches. Depuis quelques mois, l’Union européenne s’intéresse de près à la multinationale, multipliant les enquêtes à son égard. En juin, Bruxelles lui infligeait une amende de 2,42 milliards d’euros, l’accusant d’abus de position dominante dans la recherche en ligne afin de favoriser son comparateur de prix «Google Shopping». Et Margrethe Vestager, pugnace commissaire à la concurrence, enquête aussi sur Android. «L’objectif de ces géants de la technologie est de tirer profit d’un marché mondial tout en empêchant la compétition ou l’arrivée de nouveau acteurs, analyse Solange Ghernaouti, professeure à HEC Lausanne et spécialiste en cybersécurité. Ils utilisent tous les moyens à disposition pour croître tout en limitant la possibilité aux gouvernements d’intervenir et de réguler leur comportement pour l’intérêt public. Pour cela, ils détournent les règles à leur seul avantage et imposent leur vision du monde.»

Même Amazon, considéré pendant longtemps comme un spécialiste du e-commerce qui allait enfin réveiller la grande distribution, commence à faire peur. Son rachat, cet été, de la chaîne de produits bio Whole Foods pour 13,2 milliards de dollars inquiète. Et même aux Etats-Unis, où le représentant démocrate de Rhode Island David Cicilline a estimé que ce rachat «soulevait d’importantes questions de concurrence: comment la transaction va affecter le futur des épiceries? Est-ce que cette domination va entraver la concurrence? Est-ce que les lois antitrust fonctionnent bien pour offrir du choix et des bas prix pour les familles américaines?»

Amazon est encore discret en Suisse – même s’il est déjà le deuxième site de e-commerce le plus utilisé du pays, avec 591 millions de francs de chiffre d’affaires en 2016. Mais au niveau mondial, Amazon est un géant. Il compte plus de 350 000 employés – devant Nestlé et ses 328 000 collaborateurs – et devrait en ajouter 100 000 de plus en un an. Amazon produit des séries TV, impose son assistant personnel à des millions d’Américains, livre des aliments frais, lance des marques de vêtements… Parti de rien, il met une pression considérable sur Walmart, numéro un mondial du supermarché. Cette quête de nouveaux territoires a un prix: les salariés. Plusieurs cas frôlant l’exploitation ont été dénoncés, par exemple autour d’entrepôts en Ecosse: des salariés obligés à dormir dans des tentes ou des livreurs forcés de faire leurs besoins dans leur camion pour ne pas prendre de retard.

Amazon devait être un magasin vendant de tout, mais ce n’était rien. Donc ils se sont lancés dans les services cloud. Ils sont devenus un studio de cinéma. Maintenant ils possèdent votre épicerie bio. Et leur but est révélé par leur assistant personnel

Amazon est l’exemple parfait d’un géant qui s’est étendu très rapidement à de nouveaux marchés. Il n’est pas le seul. «Google et Apple ont été tout à fait exceptionnels dans leur capacité à entrer dans des industries qu’elles ne connaissaient pas, tout d’abord la téléphonie mobile, puis l’automobile et la santé, analyse Hervé Lebret, responsable du fonds Innogrant d’aide au démarrage pour les entreprises de l’EPFL. L’effet positif est l’innovation. Et la menace va surtout en direction des grandes entreprises traditionnelles: pensez à l’industrie automobile allemande par exemple.»

C’est un siphonnage des revenus, notamment des créateurs de contenu, que Google ou Facebook ont réalisé, estimait récemment Jonathan Taplin, auteur de Move Fast and Break Things: How Facebook, Google and Amazon Cornered Culture and Undermined Democracy: «Les gens ne consultent pas moins d’informations, n’écoutent pas moins de musique, ne lisent pas moins de livres ou ne regardent pas moins de films. L’augmentation massive du chiffre d’affaires des monopoles numériques a abouti à une baisse massive de revenus pour les créateurs de contenu. Les deux sont liés.»

Pour Franflin Foer, auteur du livre World Without Mind, ces sociétés sont très différentes des monopoles classiques: «Elles veulent tout englober. Cela semble conspirationniste, mais regardez: Google a commencé avec la volonté d’organiser le savoir. Mais ce n’était pas une mission jugée assez ambitieuse. Alors ils se sont diversifiés dans les voitures autonomes et les sciences de la vie. Amazon devait être un magasin vendant de tout, mais ce n’était rien. Donc ils se sont lancés dans les services cloud. Ils sont devenus un studio de cinéma. Maintenant ils possèdent votre épicerie bio. Et leur but est révélé par leur assistant personnel. Ils veulent vous réveiller le matin et être en conversation avec vous toute la journée via ses petites boîtes d’intelligence artificielle», expliquait-il récemment à Wired.


Des masses de données ingérées sans contrôle

«Move fast and break thing», affirmait Mark Zuckerberg à ses débuts. Si Facebook et les autres géants ont pu grandir si vite, c’est notamment grâce à la somme colossale de données récoltées sur leurs utilisateurs. Et cela pose de plus en plus problème. «Je fais un parallèle avec la colonisation: soumission du plus faible au plus fort, esclavage, travail gratuit, prise en otage des ressources du pays, imposition des règles de comportement, des prix… Nous assistons aujourd’hui à la colonisation numérique par des fournisseurs de services qui font travailler «au noir» les individus à la production des données, en échange d’un service dit gratuit afin que ces acteurs hégémoniques en position de monopole les transforment en gains financiers», lance Solange Ghernaouti. Pour la professeure, «si un service est gratuit, cela signifie que l’utilisateur le paye en nature avec ses données et qu’il en est de ce fait dépossédé». Et selon elle, «les fournisseurs ont tous les droits – y compris ceux de modifier de manière unilatérale les conditions d’utilisation». En face, les utilisateurs n’ont aucun droit, estime-t-elle, et encore moins de choix, car «il y a de moins en moins de possibilités de s’en passer, certaines applications ou services étant rendus obligatoires…»

Et cette accumulation de données va s’accélérer, estime Franklin Foer: «Si ces entreprises ont eu du succès, c’est qu’elles ont récolté davantage de données et mieux que leurs concurrents, ce qui les incite à effectuer une surveillance encore plus importante pour maintenir leur avantage compétitif.»

C’est donc à un siphonnage de données que l’on assiste, via l’entrée sur de nouveaux marchés ou le rachat de sociétés. «Google acquiert jusqu’à une entreprise par semaine. Des empires tentaculaires aspirent autant de données que possible», écrivait récemment Nick Srnicek, auteur de Platform Capitalism. Selon lui, «davantage de données signifient un meilleur «machine learning», de meilleurs services, davantage d’utilisateurs et plus de données… (..) Lorsqu’une entreprise d’intelligence artificielle prend un avantage décisif face à ses concurrents, sa position devient extrêmement puissante.» Nick Srnicek conclut: «Si nous ne prenons pas aujourd’hui le contrôle de ces plateformes monopolistiques, nous risquons de les laisser posséder et contrôler les infrastructures de base du XXIe siècle.»


Des inquiétudes pour la démocratie

Les ingérences russes dans la dernière élection présidentielle américaine ont montré comment Facebook a pu être utilisé de manière cachée. Les «dark posts», soit des messages sponsorisés adressés uniquement à des profils ciblés, se sont multipliés. Un exemple? Au soir du troisième débat entre Hillary Clinton et Donald Trump, Cambridge Analytica estime que 175 000 messages différents (parfois différents de quelques mots, d’une couleur) ont été envoyés à des groupes parfois aussi petits qu’un quartier… Facebook dit avoir été instrumentalisé, tout comme Google: certains de ses services tels YouTube et Gmail ont affiché chez certains utilisateurs des publicités à visée politique destinées à désinformer les électeurs pendant la campagne électorale.

Pour Pierre Omidyar, fondateur d’eBay, l’importance acquise par ces plateformes les transforme en champs de bataille. «Les gouvernements turcs, chinois, israéliens, russes ou britanniques sont connus pour avoir déployé des milliers de personnes actives qui gèrent de multiples comptes pour retourner ou contrôler l’opinion publique». Selon lui, «les réseaux sociaux créent des bulles d’informations et d’opinions unilatérales, diffusant des vues biaisées et diminuant les possibilités de tenir et lire des discussions saines».

Mark Zuckerberg a beau avoir dévoilé, fin septembre, un plan en neuf étapes pour que Facebook ne soit plus utilisé pour faire basculer une élection, les critiques demeurent vives. Elles touchent aussi Twitter, accusé de ne pas porter assez d’attention à ce qui est publié. Mais aussi à censurer trop facilement. Un exemple: Donald Trump, fort de 40,8 millions de «followers». Rebecca Buckwalter-Poza, écrivaine, et Brandon Neely, policier, ont été bloqués du compte du président pour l’avoir critiqué. «D’où la question: est-ce que des plateformes comme Twitter sont soumises au premier amendement? Y a-t-il un droit à la liberté d’expression sur des médias sociaux possédés par des entreprises privées?» s’interrogeait récemment Lincoln Caplan, chercheur à Yale.